Des notables de Nefteïougansk qui soutenaient le patron déchu ont été agressés ou tués.par Lorraine MILLOT
Le premier avait été tué par balle, le second blessé par balle, le troisième a été poignardé devant chez lui, le quatrième est mort dans un «accident domestique». Bilan provisoire : deux édiles tués et deux blessés. Dans la nuit du 6 au 7 janvier, le corps d'Igor Gribanov, maire en exercice de Nefteïougansk, l'ancienne «capitale» du groupe pétrolier Ioukos, a été retrouvé inanimé dans son appartement. Le parquet local a aussitôt conclu qu'il avait été asphyxié «à l'oxyde de carbone», expliquant qu'il aurait allumé une bouilloire qui aurait fait court-circuit et provoqué un début d'incendie.
Série noire. Vu l'histoire particulièrement tourmentée de cette capitale pétrolière, beaucoup à Nefteïougansk doutent pourtant qu'Igor Gribanov, édile posé et plutôt populaire, soit vraiment mort par inadvertance. «Ce n'est pas un accident», affirme péremptoire un journaliste local qui, très inquiet pour sa propre survie, demande à rester anonyme. «La phrase la plus répandue parmi les journalistes locaux aujourd'hui à Nefteïougansk, c'est "on veut vivre"», confie-t-il. «Dans cette ville, et surtout concernant le poste du maire, rien n'est dû au hasard», souligne encore le journaliste.
En septembre dernier, c'est un adjoint à la mairie de Nefteïougansk, chargé des affaires économiques et financières, Dmitri Egortsev, qui avait été poignardé, devant chez lui. En mai, c'est Serguei Bourov, député et directeur adjoint de Iouganskneftegaz, le grand groupe pétrolier qui fait vivre la ville, qui avait été blessé par balle à l'estomac. La série noire avait commencé en juin 1998 par l'assassinat par balle du maire Vladimir Petoukhov. A l'époque, Nefteïougansk était «la ville de Ioukos», alors propriétaire de Iouganskneftegaz. Après la disgrâce de Khodorkovski, le patron de Ioukos exproprié en décembre 2004 de son principal actif, Iouganskneftegaz, les autorités russes ont réussi à imposer pour version officielle que ce maire, Vladimir Petoukhov, aurait été tué par les services de sécurité de Ioukos, avec qui il aurait été en conflit.
Les attentats de l'an dernier et «l'accident» très suspect du dernier maire en fonction suggèrent pourtant que le climat politique et le climat des affaires ne se sont guère apaisés depuis que Ioukos a été chassé de la ville. Vendu lors d'enchères forcées en décembre 2004, Iouganskneftegaz est depuis intégré au groupe public Rosneft.
Edile scrupuleux. «Peut-être Rosneft est-il lié à la mort de notre dernier maire en date, Igor Gribanov, mais ce n'est pas obligé, suppute un autre journaliste local, sous couvert d'anonymat. Gribanov avait l'intention de se présenter aux élections pour se faire élire maire de plein droit (après l'expropriation de Ioukos, le maire en titre, Viktor Tkatchiov, a été accusé de corruption et relevé provisoirement de ses fonctions, ndlr) et il est possible que ce soit plutôt la bataille pour ce poste très lucratif qui l'ait tué.» Rencontré en mai dernier à la mairie de Nefteïougansk, Igor Gribanov faisait l'impression d'être un édile scrupuleux, qui se montrait soucieux d'établir de bonnes relations avec les nouveaux maîtres de sa ville, la compagnie Rosneft, mais qui n'hésitait pas non plus à faire l'éloge de Mikhaïl Khodorkovski. «C'était un type bien, il ne devrait pas être en prison», osait encore dire Igor Gribanov au sujet de l'oligarque tombé en disgrâce. Gribanov s'inquiétait aussi que les nouveaux maîtres de Iouganskneftegaz semblent moins disposés que Ioukos à financer les oeuvres sociales de la ville. Rien que pour ce courage, sa mort suspecte mériterait éclaircissement.
Libération, le 14.01.2006