Mikhaïl Khodorkovski, naguère encore patron du géant pétrolier Ioukos, est condamné à huit ans de détention. Son crime : avoir voulu faire de l'ombre au Kremlin. Reportage dans son bagne sibérien.De nos envoyés spéciaux Marc Nexon et Madeleine Vatel
Le prisonnier hésite à quitter les lieux. Il allume une cigarette et regarde une dernière fois les baraquements. Il se dirige vers la sortie et franchit enfin la barrière. Là, quatre amis l'attendent. Il les embrasse. Des rires fusent. Ce matin, à 10 heures, la prison sibérienne de Krasnokamensk libère l'un de ses détenus. La température oscille entre - 5 °C et - 10 °C. Le soleil resplendit dans l'air glacé. Au bout du chemin, la steppe dorée s'étend sur des centaines de kilomètres.
A la vue d'inconnus, l'homme tout juste libéré se raidit. Il ne veut rien dire. Il se moque de Mikhaïl Khodorkovski, le prisonnier le plus célèbre de Russie, incarcéré depuis un mois et demi. « On n'a pas besoin de lui », grogne-t-il. Puis l'individu et sa bande disparaissent dans une voiture noire.
C'est pourtant ici, aux confins de la Sibérie orientale, à 60 kilomètres de la Mandchourie chinoise, que Moscou a choisi de transférer l'ex-patron du géant pétrolier Ioukos. L'ancien magnat, 42 ans, jadis l'homme le plus riche du pays, y purge une peine de huit ans d'emprisonnement. Son crime ? Une série d'escroqueries fiscales. Mais surtout une ambition. Celle de s'être lancé dans la politique en finançant des partis d'opposition. Inacceptable aux yeux de Vladimir Poutine.
Après l'avoir cantonné deux ans dans une prison de Moscou, le chef du Kremlin a donc ordonné l'éloignement de l'opposant politique. A 5 000 kilomètres à l'est de Moscou. Au mépris d'une loi russe en vertu de laquelle toute condamnation prend effet sur le lieu du procès. Destination : les anciennes terres du goulag. Celles des dissidents politiques au temps de l'Empire soviétique. A la frontière de l'oubli. A l'endroit aussi où le tsar déporta en 1825 plusieurs dizaines de réformateurs libéraux.
Le 10 octobre, Khodorkovski monte à bord d'un wagon privé de fenêtre et relié au train transsibérien. Il voyage ainsi cinq jours et cinq nuits. « Où m'emmenez-vous ? » demande-t-il à ses gardiens. Mais ceux-ci se taisent. « Dans une gare, il a entendu un haut-parleur annoncer Tchita, une ville de Sibérie. Il a alors compris », raconte Maxim Dbar, un membre de l'équipe de ses avocats. De son trajet, l'ancien milliardaire n'a rien vu. Ou presque. Ni les forêts de sapins, ni les isbas aux volets bleus, ni les dunes des steppes, ni les rivières gelées dévalées par les luges des gamins. Ni enfin le but ultime : Krasnokamensk. Une ville de 70 000 habitants adossée à une mine d'uranium et fermée au visiteur jusqu'au début des années 90. Une concentration d'immeubles gris de quatre étages bordés d'allées de peupliers. Un lieu soumis à des températures hivernales de - 40 °C et des vents de 100 kilomètres/heure.
C'est là que se dresse la prison IAG 14/10, forte d'un millier de détenus. Pas vraiment une forteresse ! Plutôt un camp bringuebalant composé de plusieurs bâtiments et encombré de ferrailles rouillées. Une vieille palissade blanche ceinture le site surmonté de deux miradors verts. De tous les lieux de détention de la région, celui-ci a la réputation d'offrir un relatif confort : un chauffage suffisant, des douches collectives organisées le samedi et deux heures de télévision quotidienne.
Khodorkovski y occupe le bâtiment numéro 8. Comme tout nouvel arrivant. Un dortoir de costauds. Ici s'entassent les « durs » : près de 150 récidivistes et meurtriers, parfois condamnés à vingt ans de prison. On les appelle les « blatniye ». Ce sont les « grands frères » de la prison. Ils définissent les règles de fonctionnement entre détenus et veillent à leur respect. Ils règnent sur une armée d'esclaves, appelés « opushchenniye », chargés du nettoyage des ordures, de la satisfaction des besoins sexuels et de l'approvisionnement en cigarettes. A la tête de l'ensemble, un « roi », logé dans le bâtiment numéro 4, le prisonnier le plus puissant. Capable d'ordonner l'exécution de l'un des leurs. Comme il y a cinq ans, lorsqu'un détenu a prévenu les gardiens de la présence de réserves d'alcool cachées dans des préservatifs. Le « traître » a été battu à mort.
« L'Intelligent. » Khodorkovski est installé au second étage du baraquement sur la couchette inférieure d'une rangée de lits superposés. Aussitôt, les prisonniers l'ont surnommé «l'Intelligent» et l'ont rangé dans la catégorie des «moujiks», celle des hommes «dignes». Le début de son séjour s'est bien déroulé. «Ça lui plaît de pouvoir sortir du bâtiment et de marcher à l'air libre, dit Natalia Terekhova, son avocate locale. On lui a aussi acheté une montre-réveil.» Enfin, Inna, sa femme, a partagé trois jours avec lui dans une chambre mise à sa disposition, conformément aux visites réservées aux proches. Inna a apporté 5 kilos de pommes de terre et lui a mitonné des frites, son plat favori. Khodorkovski a revêtu un complet veston prêté par un codétenu. «Je l'ai vu juste après, il avait vraiment bon moral. Il avait lu des lettres de ses enfants», raconte Sergueï Taratoukhine, le prêtre orthodoxe de la ville. Le pope, un ancien dissident politique emprisonné sous le régime soviétique, garde un souvenir ému de sa rencontre avec Khodorkovski. «Nous nous sommes serrés dans les bras. Je lui ai dit que j'avais refusé de bénir la prison parce qu'un prisonnier politique s'y trouvait. Il m'a remercié et m'a répondu que cela ferait peut-être réfléchir les autorités.»
De fait, elles ont réfléchi. Et donné un tour de vis. La raison ? Des photos de Khodorkovski prises par des détenus et vendues à l'extérieur. Moscou a tempêté. Depuis, les services secrets russes quadrillent la ville et imposent le silence. Rien ne doit transpirer de la prison. «Méfiez-vous si je perds mon boulot à cause de vous !» menace un gardien de prison en refermant la porte de son appartement au nez de ses visiteurs. «Mais vous le connaissez, vous, ce Khodorkovski ?», s'enquiert Irina, une habitante, troublée par tant d'agitation.
Une certitude : derrière les murs du pénitencier l'ambiance se gâte. «L'administration renforce les contrôles et les avantages disparaissent», explique Igor, un ancien détenu. Fouilles au corps, confiscation des portables, inspection des pots de nourriture destinés à planquer la drogue. «Les prisonniers en ont marre», prévient-il. Plus gênant, leur méfiance grandit. Ils jugent Khodorkovski trop proche de la direction du camp. «Le prisonnier Khodorkovski est demandé au bureau», hurlent régulièrement les haut-parleurs dans la cour. De quoi nourrir des soupçons. Ses codétenus le surprennent aussi souvent en grande discussion avec le gardien du baraquement, un communiste convaincu, fier de débattre avec une personnalité. Et ils n'aiment pas ça. Trop de connivences...
D'autant que l'ancien roi du pétrole garde ses distances avec les prisonniers. «Il vouvoie tout le monde», dit Igor, l'ancien détenu. «Il parle peu et il écrit beaucoup à sa table, avec une sorte de code chiffré afin de ne pas être relu», raconte Vladimir, un fournisseur de la prison. «Il aura du mal à rester isolé. S'il ne veut pas de problèmes, il devra donner une partie de son salaire ou des petits cadeaux aux blatniye», poursuit Igor.
Entre 9 et 17 heures, Khodorkovski s'adonne à la couture. L'une des rares activités de la prison avec le travail des métaux, l'élevage de cochons et l'entretien du jardin potager. Un privilège ! Car 80 à 90 % des prisonniers restent sans occupation et passent la journée dans leur dortoir. Pour 500 roubles par mois (15 euros), Khodorkovski coud donc des rideaux, des uniformes ou des moufles. «L'autre jour, il s'est blessé au pouce avec la machine, raconte Katia, une ancienne de l'atelier, on a fait venir quelqu'un de la ville pour lui apprendre la technique.»
Pour l'heure, l'intéressé s'en amuse. «J'avais de nombreuses spécialités. En voilà une de plus !» a-t-il confié en riant à sa femme. Il a bien proposé d'enseigner les mathématiques ou les sciences à la centaine de prisonniers inscrits à l'école du pénitencier. En vain. L'administration a opposé un niet.
N'y tenant plus, Khodorkovski a tout de même trouvé le moyen de se rendre dans une salle de classe. Un jour, il a demandé à se rendre à l'hôpital, à deux pas de l'école. Il a ensuite fait faux bond à son gardien et abordé un enseignant. «Je peux vous acheter tout ce dont vous avez besoin. Des ordinateurs, des livres scolaires et des cartes de géographie», lui a-t-il glissé. Le professeur n'en est pas revenu. Mais l'administration a refusé.
Aucun médicament. Il y a en pourtant un dont les dollars défilent dans les yeux : le maire de Krasnokamensk. «Ici on a besoin de construire des logements, souligne Vadim Moullagaliev, l'adjoint de la mairie ; alors si Khodorkovski nous propose son argent, on le prend.»
En attendant, l'ancien oligarque consacre le sien à améliorer son ordinaire. Il vient ainsi de s'abonner à une cinquantaine de revues dont l'une consacrée à l'aménagement intérieur de la maison ! Il a aussi commandé deux valises d'ouvrages sur la philosophie et l'histoire de la Russie. De quoi l'aider à rédiger une thèse sur «L'expansion chinoise à l'est de la Russie». Mais aussi à bâtir un programme de modernisation du pays d'ici à 2020. «Le combat commence !» dit-il à ses avocats. Il prévoit enfin de relire «Guerre et Paix», de Tolstoï.
Il a le temps... et la santé. Si du moins les conditions de détention ne se dégradent pas. Car deux risques existent. D'abord la tuberculose, dont souffrent plusieurs dizaines de prisonniers. «Il n'y a pas de médicaments et le médecin ne vient qu'une fois par an, précise Igor, l'ancien détenu. Mais il a une chance, la maladie touche surtout les gens au rez-de-chaussée. Khodorkovski est à l'étage.»
Autre menace : la radioactivité engendrée par la proximité de la mine d'uranium. «Son taux est inférieur à celui d'autres villes russes», assure Nicolaï Podprigorin, un médecin de la ville, chargé de la défense sanitaire. «Le vent chasse les poussières radioactives vers la Chine», lance même un entrepreneur local.
Possible. Mais la crainte demeure. Autrefois, le minerai transporté par camion tombait des bennes et se déposait partout. Il entrerait même dans la composition des murs de plusieurs maisons ! «Une voisine en avait dans sa cave, raconte Natacha, une commerçante d'Oktiabraski, un village situé à moins de 500 mètres du site d'exploitation. Les experts lui ont simplement conseillé de jeter les pierres.» Autre constat : «Les gens attrapent des cancers dès qu'ils quittent la région», poursuit Natacha. Autant de signes inquiétants aux yeux des avocats de Khodorkovski. «Le pouvoir veut éliminer physiquement notre client», mettent-ils en garde.
Dans la banlieue de Moscou, une femme s'inquiète aussi pour la santé du prisonnier : Marina Khodorkovski, sa mère. «Le voyage est long, mais je compte aller le voir en janvier et je prendrai un détecteur de radioactivité, dit la dame aux cheveux gris en offrant des chocolats à ses visiteurs. C'est affreux...» Elle ajoute dans un souffle : «Il restera là-bas tant que ce gouvernement sera au pouvoir.»
- - - - - - - - - - - -
La fin des oligarques «Vous faites des affaires, moi de la politique.» Cette mise en garde adressée aux oligarques à son arrivée au Kremlin, Poutine n'a pas eu besoin de la formuler deux fois. L'arrestation, voilà deux ans, de Mikhaïl Khodorkovski, l'ancien roi du pétrole, tenté par la politique, a glacé les hommes d'affaires russes. Tous ont vu la façon dont le pouvoir a mis la main sur Ioukos, l'ex-empire de Khodorkovski démantelé au cours d'une mise aux enchères truquée, au profit de la compagnie d'Etat Rosneft. Tous ont alors craint pour leur immense fortune bâtie à la faveur de la grande braderie des privatisations d'Eltsine au milieu des années 90.
Et chacun est rentré dans le rang. A commencer par Roman Abramovitch, 39 ans, propriétaire du club de football de Chelsea. L'homme, installé à Londres, comble même Poutine, soucieux de renationaliser les industries stratégiques du pays. Il a cédé le mois dernier sa participation dans Sibneft, la cinquième compagnie pétrolière russe. L'acheteur ? Gazprom, le géant public de l'énergie. Au passage, l'intéressé et son holding empochent tout de même 13,1 milliards d'euros... le prix de la soumission.
Même allégeance de la part des autres figures du capitalisme russe. Oleg Deripaska, le roi de l'aluminium, Vladimir Potanine, l'homme fort du nickel, mais aussi le financier Mikhaïl Fridman se gardent bien de critiquer la politique présidentielle. Poutine sait d'ailleurs les remercier. Il leur distribue des postes de gouverneur. Viktor Vekselberg, magnat du pétrole et 3e fortune du pays, a ainsi été proposé à celui du Kamtchatka.
Reste une question : à quoi ressemble la nouvelle nomenklatura apparue sous le régime de Poutine ? Eh bien, elle puise ses candidats au sein même de l'administration présidentielle. Meilleur exemple : Dmitri Medvedev, promu il y a deux semaines vice-Premier ministre. L'homme, présenté comme un dauphin de Poutine, est aussi le président de Gazprom. Même constat pour Igor Sechin. Le chef du cabinet du Kremlin pilote la compagnie pétrolière Rosneft. Deux proches qui pourraient aider Poutine à rebondir dans les affaires si celui-ci renonçait à se représenter en 2008, comme il s'y est engagé M. N.
Le Point, 8.12.2005