Après avoir été le jeune "loup" des folles années Eltsine, Mikhaïl Khodorkovski purge une peine de neuf années de colonie pénitentiaire. Le livre "Le Prisonnier du silence" retrace le parcours de l'ex-homme "le plus riche de Russie". Irina de Chikoff
LES APPARENCES sont souvent trompeuses. Valery Paniouchkine, 36 ans, semble avoir écrit un livre sur Mikhaïl Khodorkovski (1). En réalité, par-delà le visage de l'ancien PDG de la firme Youkos, le journaliste, Plume d'or en 2004 pour ses chroniques dans le quotidien Kommercant, contemple la Russie. "C'est un essai sur nous-mêmes, notre vie, comme elle s'est développée au cours des quinze dernières années, nos erreurs, nos malchances, notre destin."
Au commencement, Mikhaïl est un komsomol zélé, enthousiaste. Valery Panioukhine, lui, n'aimait pas du tout l'organisation des jeunesses communistes. Il s'interroge : comment un garçon aussi intelligent que Khodorkovski a-t-il pu croire à toutes ces âneries ? De sa prison, celui qui est devenu en moins d'une décennie l'homme le plus riche de Russie, lui répond : "J'étais un idiot."
Valery voyage en écrivant, à travers le temps, l'espace et repousse les murs de la cellule où Michaïl était enfermé avant sa condamnation à neuf années de colonie pénitentiaire. Une sorte de dialogue s'instaure entre eux. Valery questionne également les parents de Mikhaïl Khodorkovski, sa femme Inna, ses collaborateurs, ses amis et ceux qui l'ont abandonné ou trahi. Comprendre. Valery Paniouchkine tente de percer un mystère. Pourquoi le "loup" des folles années du règne de Boris Eltsine est-il devenu le "prisonnier du silence" ? Pourquoi, lorsque les premières poursuites judiciaires ont commencé, n'a-t-il pas pris la fuite, comme d'autres oligarques ?
"Je n'ai pas trouvé la réponse, reconnaît Valery, j'avance quelques hypothèses. Jusqu'en 1999, le personnage de Khodorkovski ne m'inspire pas de sympathie. Mais l'homme à partir de cette année, qui coïncide avec l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine, change. Il prend conscience que la vie ne consiste pas seulement à entasser des millions. Il cherche un sens. En Russie, nous n'avons jamais cessé d'interpeller Dieu ou le destin."
Lorsque des étrangers arrivent en Russie, ils s'émerveillent. Le boom immobilier, le taux de croissance, les lumières clinquantes de Moscou, le dynamisme des milieux d'affaires, le tourbillon des nuits les fascinent. Valery revient d'une petite ville près de Perm, en Sibérie, où le toit d'une piscine s'est effondré, provoquant la mort de plusieurs enfants. "Les parents sont en deuil. Mais ils ne songent pas à réclamer des comptes aux autorités locales. Ils conçoivent le drame comme un mauvais coup du sort. Un orage ou un séisme. Ils ne vivent pas au XXIe siècle en Europe. Ils sont totalement prisonniers d'une vision fataliste de l'existence. Et, cette vision, que tous les Russes de façon plus ou moins intense partagent, est leur prison. Pour moi, Khodorkovski, malgré sa fortune, son modernisme, son adhésion aux valeurs occidentales, a été lui aussi victime de ce fatalisme : arrivera ce qui doit arriver. Il est peut-être resté en Russie pour que son destin s'accomplisse."
Méditation sur la RussieEcrit en trois mois, Le Prisonnier du silence est une méditation sur les Russes et leur soumission au fatum. C'est également un retour sur la démocratisation de la société dans les années 1990 et l'inexorable ressac depuis l'an 2000. "En apparence, dit Valery, nous vivons mieux, beaucoup mieux qu'au temps où il fallait faire la queue, pendant des heures, pour acheter éventuellement un saucisson, en réalité tout va de mal en pis. Le pouvoir a mis au pas la presse, le Parlement, les Régions, les oligarques. Un jour, quand il sera trop tard, nous prendrons conscience que nous avons été des imbéciles de croire que la "verticale du pouvoir" n'était qu'une remise en ordre qui ne nous concernait pas. Qu'elle ne nous toucherait jamais. Qu'elle ne s'abat que sur des hommes comme Mikhaïl Khodorkovski."
(1) Mikhaïl Khodorkovski. Le Prisonnier du silence. Edition : Secret de firme. Le livre n'existe pour l'heure qu'en langue russe.
Le Figaro, 12.12.2005