DROITS DE L'HOMME. Les juges exigent que Moscou précise une demande d'entraide particulièrement confuse. Et rappellent que la Suisse ne saurait prêter la main à un procès discutable sur le plan de l'Etat de droit. Denis Masmejan
Jamais le Tribunal fédéral n'avait été aussi clair - et il n'aurait pas pu l'être davantage - quant aux doutes qu'il nourrit sur l'indépendance de la justice russe dans l'affaire du géant pétrolier Yukos et ses multiples ramifications. Une décision donc politiquement et diplomatiquement délicate, dont le Tribunal fédéral souligne lui-même ce qu'elle a «d'exceptionnel».
Dans un arrêt diffusé lundi, les juges ont annulé l'entraide judiciaire que le Ministère public fédéral était prêt à accorder à la Fédération de Russie dans l'enquête qu'elle continue à mener contre des responsables de la banque Menatep, qui contrôlait Yukos.
Ses principaux dirigeants, Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev, ont déjà été condamnés l'an dernier à neuf ans de prison pour des détournements et des délits fiscaux à grande échelle. Ils ont été expédiés depuis en Sibérie pour y purger leur peine. Mais les investigations se poursuivent contre d'autres prévenus.
C'est le deuxième échec que le Ministère public fédéral essuie dans l'affaire du pétrolier russe. Le premier, qui remonte à l'été 2004, avait été retentissant, le Tribunal fédéral ayant jugé que rien dans les informations fournies alors par les Russes ne justifiait le blocage par le Ministère public de la Confédération, sur des comptes en Suisse, de l'équivalent de 6,2 milliards de francs au total - un record absolu dans les annales. Ce désaveu du Ministère public n'était pas resté sans conséquences politiques, puisque c'est cette décision, en particulier, qui a poussé le parlement à maintenir une ultime voie de recours au Tribunal fédéral en matière d'entraide judiciaire, alors qu'en principe, les contestations seront à l'avenir réglées définitivement par le Tribunal pénal fédéral - de première instance - à Bellinzone.
Il appartient désormais aux services du procureur général de la Confédération de reprendre le dossier d'un œil cette fois plus critique. Les autorités suisses ne sauraient en particulier ignorer les sérieuses réserves émises par le Conseil de l'Europe sur la manière dont a été conduit le procès de Mikhaïl Khodorkovski, soulignent les juges. Une résolution de 2005 jugeait que les circonstances ayant entouré l'arrestation de Mikhaïl Khodorkovski n'étaient pas conformes aux principes d'un Etat de droit et suggéraient qu'elle était téléguidée par le Kremlin à des fins politiques.
Le contexte très particulier de l'affaire impose ainsi à la Suisse, estime le Tribunal fédéral, «de se départir exceptionnellement de sa réserve habituelle» dans l'examen des faits qui lui sont soumis aux fins d'obtenir son entraide judiciaire. D'ordinaire, les autorités helvétiques ne se prononcent pas sur la réalité des faits soupçonnés par des autorités judiciaires étrangères.
Le Ministère public de la Confédération jugeait pour sa part suffisantes les garanties fournies par Moscou, assurant que les personnes mises en cause en Russie seraient traitées conformément aux exigences de la Convention européenne des droits de l'homme. Mais ces assurances ont été fournies en juillet 2005, rétorque le Tribunal fédéral, alors que la condamnation de Khodorkovski et de Lebedev avait déjà été prononcée en première instance. «Les affirmations [de la Russie] quant au respect des droits garantis notamment par la Convention européenne des droits de l'homme, ne peuvent être prises qu'avec circonspection.»
A ces graves reproches visant une justice soupçonnée d'avoir agi aux ordres du Kremlin dans un but essentiellement politique, s'ajoutent d'autres manquements d'ordre plus techniques, selon le Tribunal fédéral. On comprend ainsi mal pourquoi la justice russe a besoin d'autant d'informations, portant sur des sommes considérables qui auraient transité par la Suisse, alors que les deux principaux prévenus de l'affaire Yukos ont déjà été condamnés. Les autorités russes sont donc priées de «préciser en quoi les renseignements demandés conservent leur actualité».
Par ailleurs, le Tribunal fédéral observe que, dans la demande des Russes, l'exposé des faits reprochés aux prévenus est à ce point confus qu'il n'est pas possible de déterminer avec suffisamment de précision la pertinence des informations réclamées par les Russes. Le procédé «s'apparente bien plutôt à une recherche indéterminée de moyens de preuve, pour laquelle la Suisse ne saurait accorder sa collaboration».
Pas sûr qu'au final, des informations pourront être transmises aux Russes dans ce dossier. Si le Ministère public, puis le Tribunal fédéral, devaient juger ultérieurement que, moyennant des précisions de la part de Moscou, l'entraide judiciaire pouvait être accordée, le Département fédéral de justice et police et, le cas échéant, le Conseil fédéral, auraient encore leur mot à dire. Une demande auprès de l'autorité politique a en effet été déposée mais ne devrait être traitée logiquement qu'après l'épuisement de toutes les voies judiciaires.
Arrêt 1A.215-217/2005, 4.1.06.
Le Temps, 9.01.2006