Ceci est la retranscription d'une séance de chat sur le site du journal Le Monde avec Grigori Yavlinski, leader du parti social-démocrate "Yabloko".Moscovite : M. Iavlinski, que pensez-vous des raisons de l'arrestation de Khodorkovski ? Pourquoi seulement lui ? Il y a beaucoup d'autres oligarques russes qui ont commis les mêmes soi-disant "crimes" durant la privatisation.
Grigori Iavlinski : Le fait que tout le système des privatisations qui ont eu lieu au milieu des années 1990 était entièrement criminel. C'est pourquoi M. Khodorkovski, dans le cadre de ces privatisations, était tout aussi criminel que les autres. Et son arrestation n'est pas le reflet d'une lutte contre les oligarques et contre le système d'oligarchie, mais un moyen d'accaparer sa propriété. En outre, c'est un moyen de soumettre le monde des affaires aux autorités politiques.
Kaktebyazavout : La fortune de M. Khodorkovski n'a-t-elle pas été acquise de façon malhonnête ? Est-il vraiment scandaleux qu'il soit poursuivi ?
Grigori Iavlinski : C'est une utilisation sélective de la loi. Tous les actes qu'il a commis, il les a commis sur la proposition de l'Etat.
"L'ÉTAT DOIT SE LIVRER À UNE ÉVALUATION GLOBALE DE TOUTES LES PRIVATISATIONS DES ANNÉES 1990"
Sylvain : L'Etat de droit en Russie consiste-t-il à pardonner à ceux qui se rachètent une conscience en finançant des actions sociales, des œuvres caritatives, ou des partis d'opposition, après s'être enrichis sur le dos de la population ?
Grigori Iavlinski : En Russie, il n'y a pas d'Etat de droit et les projets sociaux et tout le reste ne peuvent pas être une contrepartie dans ce domaine. Mais la responsabilité de l'Etat dans les privatisations criminelles est très importante. Et si l'Etat veut l'équité, alors il doit se livrer à une évaluation globale de toutes les privatisations des années 1990, et non pas sanctionner le seul M. Khodorkovski. Il doit utiliser pour cela d'autres moyens.
Sylvain : Quels moyens pour l'évaluation des privatisations ?
Grigori Iavlinski : Je propose d'adopter une loi dans laquelle figureront les points suivants :
1) reconnaître comme légitimes toutes les transactions qui ont eu lieu dans les années 1990, à l'exception de celles dans le cadre desquelles ont été des crimes ou des assassinats contre des individus ;
2) adopter une "wind profit tax", c'est-à-dire un impôt spécial unique qui, en quelque sorte, représente une compensation de ce que les privatisations ont eu lieu, pour 1 % de la valeur des entreprises ;
3) financer les partis avec le rapport de 1,5 ou 2 euros par électeur ;
4) organiser en Russie une télévision publique qui ne soit soumise ni aux oligarques ni à l'Etat ;
5) limiter l'accès des responsables politiques et administratifs qui étaient au pouvoir pendant les privatisations aux hautes fonctions électives et administratives ;
6) prendre des mesures draconiennes antitrusts et antimonopoles et réguler la concentration financière dans le secteur des matières premières.
Voilà à peu près l'ensemble des problèmes qu'il faut résoudre. Et c'est beaucoup mieux que de commencer la chasse aux oligarques.
Macha : Monsieur Iavlinski, pourquoi avoir accepté l'argent de Ioukos pour financer votre parti ? Ne pensez-vous pas que cela a entaché la réputation d'intégrité absolue qui était la vôtre ?
Grigori Iavlinski : Cela a nui à ma réputation, mais M. Khodorkovski était un homme qui essayait de construire la compagnie la plus transparente de Russie. Par ailleurs, M. Khodorkovski a financé Iabloko un an et demi, quand le prix du pétrole était d'environ 50 dollars le baril, et nous avons considéré que, dans ces conditions, le financement transparent et ouvert de notre parti était acceptable.
Nous estimons qu'il est indispensable en Russie d'adopter une loi sur le financement public des partis en fonction de leurs résultats aux élections. Si en Russie il y avait une loi qui accordait à chaque parti, disons, 1,5 ou 2 euros par électeur, cela suffirait à l'existence indépendante des partis politiques.
"EN RUSSIE LA JUSTICE EST UN INSTRUMENT D'ACCUSATION"
Krassavtchik : Vous avez proposé voilà quelque temps un plan d'amnistie pour les infractions concernant les privatisations. Votre idée a-t-elle fait des émules ?
Grigori Iavlinski : J'ai évoqué ce plan bien des fois avec M. Poutine, il l'examine avec intérêt, mais il ne fait rien. Et en Russie, il n'y a pas d'autre force politique que Poutine.
Charles_Toulouse : Les droits de la défense sont-ils généralement respectés dans votre pays ?
Claire : On a lu que M. Khodorkovski avait vu ses droits bafoués durant le procès. Est-ce une pratique courante en Russie ?
Grigori Iavlinski : En Russie il n'y a pas de justice indépendante. C'est pourquoi, durant le procès, il y a eu beaucoup d'infractions diverses. En Russie, la justice est une justice d'accusation, son rôle n'est pas de découvrir la vérité, c'est un instrument d'accusation.
Arthur : Ce procès est-il une mascarade mise en scène par le Kremlin afin d'anéantir l'empire de M. Khodorkovski ?
Grigori Iavlinski : Le procès est organisé pour effrayer tout le monde.
"LE POUVOIR EST AUTORITAIRE MAIS FAIBLE"
Sylvain : Un gouvernement puissant et autoritaire n'est-il pas le seul capable de gérer la transition entre un régime communiste et une économie de marché, comme en Chine ?
Grigori Iavlinski : En Russie ce n'est déjà plus possible parce qu'il n'y a aucun pouvoir qui puisse prétendre à une organisation totalitaire. En Russie, le pouvoir est autoritaire mais faible.
Sylvain : Une société civile indépendante est-elle possible en Russie ? Comment sortir du dilemme entre un pays dirigé par un gouvernement autoritaire ou par des oligarques tout-puissants ?
Grigori Iavlinski : Oui, il y a une troisième voie, mais les forces qui la soutiennent sont pour l'instant très faibles. Le fait est que les autoritaires et les oligarques sont tous des oligarques, et ce que nous observons actuellement, c'est une lutte de clans. Simplement, les uns utilisent leurs milliards, et les autres utilisent les cours de justice et les procureurs...
Demokratt : Ne pensez-vous pas que le mouvement démocratique russe a commis une erreur historique en s'attachant à défendre les droits de propriété et d'expression avant les droits sociaux, dont se soucient beaucoup plus les Russes ?
Olga : Dans un pays où des retraités en sont réduits à mendier dans la rue pour survivre, vouloir défendre l'Etat de droit, n'est-ce pas se tromper de priorité ?
Grigori Iavlinski : Bien sûr, il a toujours été nécessaire de maintenir un équilibre, et quand les démocrates l'ont oublié, ils ont commis une erreur.
Mireille : Croyez-vous encore en votre avenir politique personnel ? Et en celui du mouvement démocratique en Russie ?
Grigori Iavlinski : Je crois en l'avenir de la Russie, et cela me suffit.
Roultaboul : On a peu entendu les pays européens s'exprimer sur cette affaire. Comment jugez-vous leur attitude ?
Grigori Iavlinski : Malheureusement, en Europe, de façon générale, on comprend mal ce qui se passe en Russie.
Chat modéré par Claire Ané et Stéphane Mazzorato. Traduction simultanée assurée par Guillaume Pélisser-Combescure
(
Le Monde, 1.6.2005)