Devenir très riche dans l'empire de Vladimir Poutine est mal vu. Surtout quand on est juif, ce que sont les oligarques.
«Un bon oligarque est un oligarque en taule», pensent la plupart des Russes. C'est pourquoi ils sont pauvres. Au football comme en musique, comme dans les affaires, le respect qui entoure la réussite suscite les vocations. Une caractéristique des pays pauvres est que l'élite y préfère la carrière administrative au négoce, l'armée à la production, elle y vit de l'impôt plutôt que de créer la richesse qui le finance.
Un procès qui ne suscite même pas l'indignationDepuis Custine, nous savons que la Russie est un charmant pays de poètes, de savants et de brutes. La vile fonction de travailler pour s'enrichir était bonne pour les juifs. Sept décennies de socialisme n'ont pas fait progresser les mentalités. Les oligarques sont doublement tarés : ils sont juifs et insolemment riches.
Le mépris des Russes pour leurs meilleurs créateurs de prospérité n'est pas loin d'être partagé à l'étranger. Le procès fabriqué de toutes pièces contre Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev suscite à peine une indignation polie. Le président Bush laisse à sa secrétaire d'Etat le soin d'émettre des réserves. La France des droits de l'homme se tait. Amnesty International, après un an d'atermoiements, publie enfin une vive critique des méthodes poutiniennes, sans néanmoins reconnaître à Mikhaïl Khodorkovski son statut de prisonnier politique (on se demande bien ce qu'il est d'autre).
Est-ce parce qu'ils sont juifs qu'on ne les aime pas?Pourquoi tant de réticence à l'égard des oligarques? Qu'ils soient juifs s'explique aisément. Ils ont commencé leur carrière dans les années 80, à peine sortis de l'adolescence, lorsque l'administration Andropov a fermé les yeux sur la formation d'un «marché gris» (ce que nous appelons ici un «marché libre»). Mais ce n'est pas parce qu'une activité cesse d'être criminalisée qu'elle devient honorable. Un bon apparatchik n'eût pas voulu que sa fille épousât un «trafiquant»; et donc ceux qui s'engagèrent dans cette activité d'importer des pièces détachées d'ordinateurs (comme Khodorkovski), d'approvisionner les magasins en denrées introuvables, de vendre les surplus des entreprises d'Etat, furent ceux que leur origine ethnique ne destinait pas aux plus hautes fonctions du cursus soviétique, notamment les juifs.
En 1988, Gorbatchev légalisa la création de sociétés privées. Qui d'autre que ces entrepreneurs du marché gris avaient accumulé le capital pour les impulser? Ces jeunes gens se paraient du titre de banquier. Mais pour Ivan le bon Soviétique, ils restaient des juifs indécrottables qui deux ans plus tôt vendaient des choux au cul d'un camion.
Qui avait de quoi payer de tels empires?Non seulement juifs, donc, mais Crésus. L'économie russe, contrairement à celle des autres pays de l'Est, repose sur l'exploitation de matières premières. Pétrole, minerais, forêts: dame Nature a gâté le pays. Eltsine, devenu président, était pressé par tout l'Occident de privatiser les entreprises d'Etat sclérosées, polluantes, pillées par des dirigeants redevables à des administrations incompétentes et corrompues.
Vendre ces entreprises, donc, mais à qui? Quels Russes avaient les milliards de dollars pour payer le prix de marché d'une Norilsk, le plus grand producteur de nickel et palladium du monde; d'une Loukoïl, dont les réserves pétrolières dépassent celles d'ExxonMobil? Pas les «banquettes» créées trois ans auparavant qui émergeaient à peine de l'économie informelle. Après tout, le but du collectivisme était bien de faire disparaître le capital des mains privées. Alors, distribuer les actions de ces entreprises également à tous les foyers? La solution, brièvement tentée avec les vouchers, consolidait simplement le pouvoir des dirigeants en place, irresponsables devant une masse de petits porteurs indifférents.
Il était politiquement impensable de transférer la propriété des ressources naturelles du pays à des multinationales étrangères, quels que fussent les milliards payés. Le gouvernement russe du président Eltsine a donc pris la seule décision juste pour le bien du pays: il a donné les entreprises d'Etat à ceux de ses citoyens qui avaient manifesté un talent d'entrepreneur.
Juste ou pas juste, ce n'est pas la questionDu jour au lendemain, une douzaine d'oligarques sont devenus milliardaires. Injuste? Pas plus que pour le fermier de l'Oklahoma ou le Bédouin d'apprendre qu'il a du pétrole sous les pieds. Les oligarques qui avaient du talent - et Khodorkovski en débordait - ont rationalisé la production, engagé les meilleurs spécialistes étrangers, investi, développé la production et, sur les profits multipliés, repayaient en impôts ce qu'ils n'avaient pu payer à l'achat. (Car justement, contrairement à ce qu'affirment ses accusateurs poutiniens, Ioukos payait ses impôts. Les réviseurs ne sont pas infaillibles, mais on voit mal comment PriceWaterhouse, qui contrôlait les comptes de Ioukos, aurait pu se tromper de 25 milliards de dollars dans ses calculs, la somme que réclame le fisc russe, soit 2,5 fois le chiffre d'affaires de la compagnie!)
Un pays a les héros qu'il mérite. Les jeunes Américains rêvent d'être les émules de Bill Gates, les Argentins de Maradona. Si les jeunes Russes ne voient pas en Khodorkovski un entrepreneur visionnaire, sobre de moeurs, politiquement libéral et magnifiquement philanthrope, un modèle pour leur avenir, alors leur pays redeviendra vite la proie de ses vieux démons.
Christian Michel, Agefi, 19 mai 2005
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C'est vrai qu'il y a un fort antisémitisme en Russie. C'est vrai qu'on a tendance à faire l'amalgame entre oligarque, juif, riche et ennemi du peuple. Cependant dans le cas de Khodorkovski il faut quand même préciser que seul son père est d'origine juive.