Vingt-deux mois de procédure, 1 000 pages de verdict, des prévenus en cage et un dispositif de 500 policiers autour du tribunal : le dernier acte du procès de Mikhaïl Khodorkovski s'est joué, mardi 17 mai, lorsque les trois juges du tribunal Mechtchanski de Moscou ont déclaré l'ancien patron de Ioukos, numéro un du pétrole russe, coupable d'escroquerie et d'évasion fiscale à grande échelle.
Il s'agit d'un des onze chefs d'inculpation retenus contre l'ancien "golden boy" des milieux d'affaires mais ses avocats s'attendent à un verdict de culpabilité pour toutes les autres charges. Mikhaïl Khodorkovski comparaît, comme il est d'usage en Russie, en cage, aux côtés de son ancien associé Platon Lebedev. Les deux hommes risquent dix ans de prison, peine requise par le procureur.
A la fin de la troisième heure de lecture des 1 000 pages de documents qui composent le verdict, le tribunal a annoncé une suspension jusqu'à mercredi matin, suscitant la colère des avocats, contrariés par cette deuxième interruption d'audience depuis le début de l'énoncé du verdict, lundi. "A ce rythme-là, le jugement va durer des semaines" , a dénoncé Elena Lipster, l'avocate de Platon Lebedev.
Apparemment détendus, les deux anciens associés se sont prêtés, depuis leur cage, aux objectifs des caméras, échangeant des petits signes avec les parents et amis venus les soutenir. Tous deux avaient apporté de la lecture, des mots-croisés pour Platon Lebedev, une revue d'informatique pour Mikhaïl Khodorkosvki.
Arrêté il y a dix-sept mois, le patron de Ioukos, âgé de 41 ans, qui voit l'Etat lui réclamer 27,5 milliards de dollars d'arriéré fiscal, dénonce le procès comme une affaire fabriquée de toutes pièces contre lui pour capter ses avoirs et son entreprise. De fait le joyau de Ioukos, son unité de production Iouganskneftegaz a été vendue aux enchères en décembre 2004 dans des circonstances controversées. Elle a, à l'époque, échu à Igor Setchine, un proche de Vladimir Poutine placé à la tête de la compagnie pétrolière Rosneft.
Dehors, aux abords du tribunal, deux groupes de manifestants se faisaient face. Les uns étaient venus pour défendre Mikhaïl Khodorkovski, victime selon eux d'un "procès politique" orchestré par le Kremlin. La police ne leur a guère laissé de paix : vingt-huit d'entre eux ont été brièvement interpellés. Quelques hommes politiques en vue tel Garry Kasparov étaient venus manifester leur soutien au jeune oligarque. "Je n'ai aucun espoir de voir intervenir un verdict juste" , a déploré l'ancien champion du monde des échecs, qui se positionne en prévision de l'élection présidentielle de 2008.
INQUIÉTUDE DES INVESTISSEURS
Les autres, en face, venus réclamer justice envers les oligarques, "ces pilleurs de l'Etat russe" , étaient beaucoup plus libres de leurs mouvements. Leurs banderolles disaient : "Notre avenir dépend de la décision du tribunal" ou encore : "Rendez-nous notre argent !" Honnis pour avoir acquis pour une bouchée de pain les fleurons de l'industrie nationale à l'époque de Boris Eltsine, les oligarques ne sont pas vus d'un bon oeil par toute une frange de la population qui leur reproche, non sans raison, d'avoir englouti les économies des petites gens lors du krach financier de 1998.
Ce fut le cas de la Menatep, la banque de M. Khodorkovski et de ses associés, laquelle laissa sur le carreau de nombreux épargnants. Ceux-ci n'ont jamais été remboursés. "Il faut que le juge lui prenne tout ce qu'il a gagné, mais bien sûr dans tout cela c'est Boris Eltsine le coupable" , s'est égosillé un vieil homme.
Le procès est suivi de près par de nombreux acteurs de la vie économique, rendus inquiets ces derniers temps par les poursuites fiscales intentées à d'autres compagnies importantes, dont l'opérateur de téléphonie mobile Sviazinvest et la joint-venture du pétrole BP-TNK. L'arrestation de l'oligarque en 2003, par des hommes cagoulés et lourdement armés, avait provoqué un vent de panique dans les milieux d'affaires et une recrudescence de la fuite des capitaux à l'étranger.
Alors que l'énoncé du jugement a repris mercredi matin, des réactions internationales se sont fait entendre dès mardi. Se gardant de commenter le jugement en cours sur le fond, la Commission européenne a rappelé combien il était important pour les investisseurs étrangers que la Russie se dote d'un cadre "transparent" . Les Etats-Unis se sont montrés plus fermes : "La façon dont l'affaire a été menée a entamé l'image de la Russie et érodé la confiance à l'égard des institutions judiciaires" , a déclaré, mardi, Richard Boucher, le porte-parole du département d'Etat.
Marie Jégo
(
Le Monde, 18.05.2005)
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Au sujet des manifestants "anti-Khodorkovski" - il faut quand même préciser que la presse russe a les plus grands doutes quand à la spontanéïté de ces manifestarions. Ainsi, des "manifestants" ont été vus embarquant des pancartes dans un car aux abords d'un des immeubles du FSB (les services secrets russes), d'autre part, certains d'entre eux ont affirmé recevoir 300 roubles de l'heure pour leur présence autour du tribunal. Enfin, lorsque, par un jour de pluie, les manifestants ont tenté de deserté leur poste pour se mettre à l'abri, la police les a obligés à poursuivre leur manifestation !!!