Tour à tour chimiste, négociant en informatique, banquier, vice-ministre puis magnat du pétrole russe, Mikhaïl Khodorkovski (41 ans) symbolise bien le capitalisme débridé qui se développa, en Russie, avec l'éclatement de l'URSS, fin 1991. Le jeune homme a 25 ans à peine lorsqu'il fait son entrée dans le business.
On est en pleine époque de la perestroïka lancée quelques années plus tôt par le secrétaire général du PCUS, Mikhaïl Gorbatchev. Il s'agit alors d'encourager la libre entreprise, bannie depuis 1926, pour redonner un nouveau souffle économique au pays. Des coopératives, des petites structures commerciales émergent çà et là.
Responsable des jeunesses communistes de l'un des arrondissements de Moscou, le jeune Khodorkovski décide alors de franchir le pas. Il n'a rien à perdre, car, selon les règles en vigueur dans le système soviétique, son nom d'origine juive lui laisse peu de chance d'obtenir un poste en vue, ne serait-ce que celui de directeur d'une usine d'Etat.
Avec quelques collègues de travail, le jeune chimiste commence par vendre des ordinateurs. Bientôt ils créent leur propre banque, la Menatep, dont on dira en Russie qu'elle prospéra sur "l'or du Parti" communiste, disparu au moment de la débandade qui suivit le putsch manqué d'août 1991 contre Mikhaïl Gorbatchev. Faux, rétorquent les fondateurs de Menatep. Très vite, la banque prend de l'importance, c'est elle qui gère notamment des fonds gouvernementaux. Ses directeurs sont à tu et à toi avec l'élite dirigeante.
Comme bien d'autres oligarques russes à l'époque, Mikhaïl Khodorkovski ne rechigne pas à mettre la main à la poche, d'abord pour financer la première guerre (1994-1996) de Tchétchénie (non comptabilisée au budget), ensuite pour soutenir la campagne électorale de Boris Eltsine en 1996. Au gré de l'accord passé alors avec le Kremlin, les fonds alloués par les oligarques pour frais de campagne sont récupérés sous forme d'actions dans les fleurons de l'industrie russe. C'est ainsi que le futur magnat voit tomber dans son escarcelle une compagnie pétrolière qu'il paye le dixième de sa valeur (350 millions de dollars).
Doué d'une énergie hors du commun, le jeune homme veut faire de Ioukos une société à l'occidentale, avec un management et une comptabilité transparentes. Les activités de la banque Menatep passent alors au second plan, surtout après le krach boursier de 1998. Qu'importe si les petits épargnants sont totalement floués. Qu'importe si, au passage, les créanciers allemands et japonais perdent 240 millions de dollars.
Mikhaïl Khodorkovski va bientôt se consacrer uniquement à Ioukos. Il voit grand, ambitionne de financer la construction d'un oléoduc vers la Chine, noue des liens privilégiés avec la Maison Blanche à Washington et les majors américaines, finance des programmes éducatifs, des partis politiques, et finit par énerver le nouveau locataire du Kremlin.
Le 25 octobre 2003, alors qu'il est interpellé sans ménagement par des agents cagoulés, l'oligarque pèse 8 milliards de dollars, selon le magazine américain Forbes. A la veille de son arrestation, il était en train de bâtir des plans pour céder 25 % des actions de Ioukos à Chevron ou à Exxon Mobil. L'affaire lui aurait permis d'engranger 6 milliards de dollars et donc de se poser en adversaire du pouvoir pour les élections législatives (décembre 2003) et présidentielle (mars 2004) qui s'annonçaient.
Marie Jégo
(
Le Monde, 18.05.2005)