20.12.04
Lorraine Millot
Le coup de théâtre a été parfait : hier soir, le coeur de Ioukos, la société Iouganskneftegaz qui extrait 1 million de barils de pétrole par jour, a été adjugé... à une compagnie parfaitement inconnue, intitulée Baïkalfinansgroup. Sans doute un prête-nom agissant au nom de Gazprom ou du moins du Kremlin , décryptaient hier soir les analystes moscovites, qui n'avaient jamais entendu parler de cette société qui s'est déclarée prête à payer 261 milliards de roubles (7 milliards d'euros) pour reprendre les 76,79 % de Iouganskneftegaz mis en vente. «Aucune information n'existe sur ce Baïkalfinansroup, relevait hier soir le vice-président de l'Union russe des entrepreneurs, Igor Iourguens. Il serait intéressant de savoir d'où provient l'argent pour cet achat. Qu'une compagnie aussi importante que Iouganskneftegaz se fasse racheter sous prête-nom, cela pose tout de même un problème !» Le mystérieux Baïkalfinansgroup a maintenant 14 jours pour réunir les 7 milliards d'euros.
Adresse fictive. Les deux représentants de Baïkalfinansgroup aux enchères, un jeune homme et une femme permanentée, ont affiché pendant toute la cérémonie des visages bouleversés, comme s'ils souffraient de fortes douleurs intestinales. Ils ont réussi à s'enfuir sans répondre à la moindre question : de façon très étudiée, les enchères se sont déroulées au quatrième étage d'une tour, tandis que les journalistes, invités à y assister par vidéotransmission, avaient été enfermés au seizième étage. Alors que le monde entier rêve des réserves pétrolières de la Russie, deux compagnies seulement avaient osé participer à ces enchères montées par le Kremlin pour dépouiller Ioukos : Gazprom, le monopole semi-public du gaz russe, et ce mystérieux Baïkalfinansgroup. D'emblée, celui-ci a proposé de faire monter le prix de cinq crans, soit de 380 millions d'euros. L'un des deux représentants de Gazprom a alors demandé l'autorisation de «passer un coup de fil». A son retour, il n'a plus rien dit et les trois coups de marteau ont adjugé le morceau au Baïkalfinansgroup. La seule information donnée hier soir sur cette compagnie est qu'elle est basée à Tver, une ville située à 150 kilomètres au nord de Moscou et à 4 000 km à l'ouest du lac Baïkal dont elle a emprunté le nom. Ce groupe n'aurait été enregistré que quelques jours avant ces enchères, indiquait hier soir l'agence de presse russe Interfax. Un reporter d'Itar-Tass, qui s'est rendu hier à l'adresse indiquée à Tver, n'y a trouvé qu'un magasin d'alimentation, un point de vente de téléphones portables et un bistrot.
Ces enchères qui auraient dû solennellement enterrer Ioukos ont ainsi tourné à la devinette, tous les analystes se demandant hier soir qui se cachait derrière ce Baïkalfinansgroup : Gazprom, le géant semi-public du gaz qui était donné grand favori de ces achats ; Sourgoutneftegaz, une compagnie privée voisine de Iouganskneftegaz connue pour être bien en Cour au Kremlin ; une combinaison des deux avec une participation chinoise ? Des porte-parole de Gazprom et Sourgoutneftegaz ont démenti hier soir tout lien avec le Baïkalfinansgroup, ce qui, en Russie particulièrement, ne veut rien dire. Steven Dashevsky, analyste pétrolier du groupe financier Aton en Russie, se disait hier soir convaincu qu'une «filiale de Gazprom» se dresse derrière le Baïkalfinansgroup. Effrayé par les poursuites judiciaires engagées aux Etats-Unis par les dirigeants de Ioukos, Gazprom aurait simplement choisi de se masquer derrière ce prête-nom en attendant que les menaces de poursuites internationales se dissipent.
Enchères «illégales». Vendredi, les avocats de Ioukos ont en effet réussi à faire ordonner par un tribunal de Houston, Texas, la suspension pour dix jours de la vente des actifs de Ioukos. «Ces enchères sont illégales», pouvaient ainsi clamer, hier à Moscou, les avocats américains de Ioukos, annonçant qu'ils poursuivraient «partout dans le monde» tous ceux, repreneurs ou banquiers, qui s'empareraient de Iouganskneftegaz. «Si Gazprom veut avoir des activités internationales, il doit reconnaître les décisions des tribunaux américains», lançait hier à Moscou Sanford Saunders, un de ces avocats américains de Ioukos, déclarant même que des saisies des livraisons de gaz de Gazprom en Occident seraient «l'une des alternatives» possibles. La menace a en tout cas suffisamment effrayé le consortium de banques étrangères, emmené par la Deutsche Bank, pour qu'elles gèlent leur offre de prêt de 10 milliards d'euros à Gazprom, qui devait aider le géant gazier russe à se payer Iouganskneftegaz.
Quel qu'il soit, «le vainqueur des enchères s'est acheté pour 9 milliards de dollars un sérieux mal de tête», commentait hier soir le porte-parole de Ioukos, Alexandre Chadrine, rappelant que sa compagnie est toujours déterminée à résister par tous les moyens possibles à cette «expropriation» manifeste. Dépouillé de sa principale filiale et assommé à coups de redressements fiscaux, qui atteignent un total ahurissant de 27 milliards de dollars (20,3 milliards d'euros), Ioukos est aujourd'hui plus mort que vif. Mais ces enchères pipées, remportées par une compagnie écran, auront au moins montré au monde entier que le capitalisme à la Poutine reste profondément voyou.
( Libération, 20.12.2004)
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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