18.12.04
Dans cette ville de Sibérie, Gazprom fait travailler près de 17 500 personnes. Gazprom devrait racheter le joyau du géant pétrolier dimanche.
Gazprom Novy Ourengoï (Sibérie) de notre envoyée spéciale
A Novy Ourengoï, près du cercle polaire, on est loin des préoccupations de Moscou. Dans cette ville de Sibérie où le géant Gazprom fait travailler près de 17 500 personnes, des responsables de l'unité locale de production de gaz naturel, Ourengoïgazprom, ne veulent pas trop s'exprimer sur ce qui agite le monde des affaires russes : la transformation annoncée de Gazprom en colosse mondial de l'énergie, par l'achat imminent de la plus grande filiale de Ioukos, Iouganskneftegaz, dont la vente aux enchères est prévue pour dimanche 19 décembre.
Le démantèlement de Ioukos est ici sujet tabou. Pourtant, même à plus de 5 000 km de la capitale, Ourengoïgazprom est bel et bien concerné. Le gisement fournit 32 % du gaz de Gazprom (150 milliards de mètres cubes en 2003).
"C'est la décision de l'Etat, on ne peut pas l'influencer. En Russie, contrôler l'énergie, c'est contrôler le pays", dit Andreï Boutov, responsable du département du développement stratégique de Gazprom. Il laisse toutefois filtrer une crainte : "à mon avis, on prend un vrai risque en voulant acheter Iouganskneftegaz", allusion aux poursuites judiciaires auxquelles Gazprom s'expose en reprenant le joyau de Ioukos. Le géant pétrolier a, en effet, demandé à être placé sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites, adressant une plainte à un tribunal de Houston (Texas) qui a ordonné de suspendre pendant dix jours la vente de Iouganskneftegaz.
Valeri Marinine, géologue en chef, travaille depuis vingt ans à Novy Ourengoï. Il dit craindre pour son budget. "Pour maintenir notre niveau de production, il faut chercher le gaz de plus en plus en profondeur. Mener des explorations, ça coûte cher. L'acquisition de Iouganskneftegaz entraînera une coupe directe dans nos finances."
La région de Iamalo-Nenets est une vaste toundra ponctuée de rares villes. Ici, les enjeux se dessinent clairement. Les immenses réserves en hydrocarbures sont très convoitées. Parmi les voisins de Gazprom, on trouve d'autres opérateurs de gisements, le Britannique BP, associé au pétrolier russe TNK, et... le groupe Ioukos.
"FAIRE MONTER LE COURS"
Mercredi 15 et jeudi 16 décembre, Gazprom a invité des journalistes à visiter Ourengoï. Avec une population de 104 000 habitants, la ville surgit dans un désert de neige, alignant des immeubles de huit étages, tous identiques, construits en 1973 par les Komsomols, les jeunesses communistes. Quelques façades colorées, un parc de sculptures de glace, et un fort éclairage doivent aider à supporter les - 35 °C et à passer un hiver qui dure 253 jours par an. La nuit tombe tout de suite après le déjeuner. "Il faut occuper les gens, la vie est suffisamment difficile ici", dit Tatiana, une employée du centre culturel. Occuper et surtout retenir : les forts salaires que propose Gazprom constituent le principal argument évoqué par les ouvriers. Pour les plus anciens, ils varient de 30 000 à 60 000 roubles (entre 810 et 1 621 euros). Avec une moyenne d'âge de 30 ans, Ourengoï est une ville sans retraités.
Sacha, 53 ans, travaille pour Gazprom depuis trente ans et touche 40 000 roubles par mois (environ 1 000 euros). Dans deux ans, il pourra prendre sa retraite, alors que l'âge limite, ailleurs en Russie, est de 60 ans. Comme 64 % des employés du géant gazier, Sacha possède des actions du groupe. "Comme j'avais un peu d'argent de côté, je n'ai pas été obligé de les revendre il y a quelques années, quand l'entreprise ne nous versait plus nos salaires", se souvient-il. "Si Gazprom rachète Iouganskneftegaz, ça va faire monter le cours. A 10 dollars, je vends tout !" Pour l'instant, l'action vaut 2,77 dollars.
En attendant, Sacha, un sac de branches de bouleau à la main, se rend régulièrement au "bania", le sauna. "Le sport, c'est indispensable ici. On manque d'oxygène et de vitamines." Gazprom cherche à y remédier, en envoyant ses employés dans des centres de repos. On y lutte contre l'arthrose, l'asthme, les bronchites chroniques, à l'aide d'aromathérapie, de solariums, et d'hydromassages.
Les responsables de Gazprom, soucieux de bien encadrer les journalistes, assurent que plus aucun ouvrier n'est logé, comme à l'époque soviétique, dans un wagontchik (petit wagon), sorte de cabane en bois. Mais un ingénieur, croisé plus tard, raconte y avoir logé encore récemment, toute une semaine... Une institutrice glisse aussi, en aparté, qu'elle n'a toujours pas le gaz chez elle.
Novy Ourengoï se visite sous surveillance, car, depuis mai 2002, un décret officiel a rétabli le statut de "ville fermée" dans le dessein de lutter contre la criminalité. On ne peut visiter les lieux que sur invitation, et encadré par des gardes. Ce qui n'empêche toutefois pas les habitants d'engager volontiers la conversation.
Madeleine Vatel
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Une "affaire intérieure russe"
Les autorités russes ont indiqué, vendredi 17 décembre, qu'elles allaient ignorer la décision d'un tribunal sur les faillites de Houston, au Texas, interdisant la tenue, dimanche à Moscou, de la vente aux enchères de Iouganskneftegaz, principale filiale du groupe pétrolier russe Ioukos. Cette vente relève "de la législation russe" et constitue "une affaire intérieure russe", a déclaré le premier ministre russe, Mikhaïl Fradkov.
La société russe Gazprom, premier producteur mondial de gaz naturel, dont le capital est dominé par l'Etat, a annoncé le même jour avoir déposé la caution nécessaire pour participer à cette vente, où elle est donnée comme grand favori. Le financement de l'acquisition soulevait, toutefois, encore des questions : un consortium de banques occidentales, emmené par Deutsche Bank, ayant décidé d'ajourner un crédit d'environ 13 milliards de dollars négocié par Gazprom, en raison de la décision du juge améri- cain. - (Corresp.)
( Le Monde, 18.12.2004)
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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