Alors que s'ouvre à Moscou la conférence des opposants à Vladimir Poutine, au fond du goulag sibérien, le Kremlin exerce son implacable vengeance contre l'ex-patron du groupe pétrolier Youkos, condamné à huit ans de prison et soumis au harcèlement pénitentiaire.Un panneau avertit qu'il est interdit de photographier et de filmer. Enceinte vétuste de planches disjointes, double checkpoint, gardes, chiens, barbelés, quelques miradors verdâtres surmontant, au loin, les toits des baraquements abritant les prisonniers - c'est tout ce qui est visible de la colonie pénitentiaire YaG 14/10, à Krasnokamensk, Sibérie orientale, région de Tchita. Arrêté en 2003, condamné à huit ans de réclusion en septembre 2005, Mikhaïl Khodorkovski, 42 ans, ex-patron de Youkos - compagnie pétrolière devenue par ses soins la première de Russie et victime, de facto, d'une renationalisation orchestrée par le Kremlin - a été transféré, en octobre 2005, dans cette localité perdue au milieu des steppes. Tandis qu'il coud des moufles à l'atelier du camp, le groupe qu'il dirigeait est à la veille de sa mise en faillite par un tribunal moscovite.
Le nom de Krasnokamensk - «pierres rouges» en français - évoque les gisements d'uranium découverts dans les années 1960 qui lui ont donné naissance. A une quinzaine de kilomètres de YaG 14/10 s'ouvre, béant, le cratère de la première mine, exploitée à ciel ouvert et abandonnée en l'état depuis dix ans. Alentour, des tonnes de terre rejetées à l'air libre après extraction du minerai façonnent un relief lunaire où rien ne pousse. «Parfois, des orages de poussière se lèvent, observe Marina Filippovna, 71 ans, la mère de Khodorkovski, charriant de fines particules rouges. Les femmes m'expliquent qu'elles deviennent stériles sous l'effet des radiations.»
Dans son acharnement à briser l'adversaire, le pouvoir a voulu l'isoler des siens et du monde. A six heures d'avion de Moscou suivies, au choix, de seize heures de train ou de huit à neuf heures de route et de piste, c'est une expédition que le père de Khodorkovski, âgé de 77 ans, ne peut affronter. L'ancien associé du magnat déchu, Platon Lebedev, atteint d'une hépatite B chronique, a été expédié dans un camp au-delà du cercle polaire. «On veut le tuer à petit feu», constate Marina Filippovna. Fin mai, celle-ci est arrivée à Krasnokamensk avec sa belle-fille Inna, 36 ans, jeune femme discrète aux yeux en amande, pour la visite trimestrielle autorisée au détenu. Elles ont préparé des gâteaux au fromage blanc et apporté des ouvrages de philosophie politique, ses lectures de prédilection. En 2005, il a publié deux articles-manifestes où il appelle à «opérer un tournant décisif vers une économie fondée sur la connaissance» et non plus seulement sur les matières premières; où il expose l'urgence d'adopter une véritable politique sociale. Prise en compte tardive des réalités du pays? Certains applaudissent, d'autres ironisent, tandis que le parquet étale son zèle exterminateur. Début mai, il s'en est pris au lycée-internat pour orphelins ou enfants de familles en grande difficulté ouvert en 1994 par Khodorkovski à proximité de Moscou et financé par l'une de ses fondations. Parmi les 140 élèves qu'il abrite, une douzaine sont des rescapés de la prise d'otages de Beslan. Sans explication, le patrimoine immobilier a été mis sous séquestre. «C'est de la pure malfaisance, proteste Marina Filippovna, membre, comme son mari, du conseil d'administration. Parce que Micha est très attaché à cette école, on veut la détruire.» Dans l'opinion, malgré l'animosité fréquente à l'égard des «oligarques», sur fond d'antisémitisme, l'image de l'ex-baron du pétrole à la richesse insolente évolue peu à peu. «Il a du courage, souligne une jeune employée. Pourquoi le traiter ainsi?» Selon le centre de recherche indépendant Iouri Levada, 24% des Russes, en décembre 2005, avaient une vision positive de Khodorkovski, contre 11% six mois plus tôt.
La crainte d'un assassinat maquillé en suicideD'ascendance juive par son père, issu d'un milieu modeste, l'intéressé compte parmi ses ancêtres maternels d'audacieux précurseurs du capitalisme dans l'empire des tsars, qui possédaient, entre autres biens, une brasserie à Kharkov. Ils ont tout perdu à la révolution. Pour autant, ni les uns ni les autres n'ont voulu quitter le pays quand ils l'auraient pu. Dans ces familles, on ne déserte pas, que ce soit face aux bolcheviques ou face au «lieutenant-colonel Poutine».
«Micha est amaigri mais il a toujours la même force intérieure», confie son épouse, Inna. Il lui a offert une fleur qu'il s'est procurée on ne sait comment. Elle n'a pu l'emporter - formellement interdit. «Mon fils ne demande rien, intervient Marina, sinon d'être traité comme les autres. Or, quoi qu'il fasse, on cherche à le prendre en faute.» Sous divers prétextes, du genre «avoir bu du thé dans un lieu non autorisé», il a été à plusieurs reprises placé en cellule d'isolement. «C'est ce que nous craignons le plus, poursuit la mère. Là, “ils” peuvent le pendre et prétendre ensuite qu'il s'est lui-même pendu.» En avril dernier, sans raison apparente, un détenu lui a tailladé le visage à l'arme blanche. Les officiels ont tenté de minimiser. Il a fallu cinq points de suture pour fermer la plaie. «Je redoute d'autres attaques de ce genre», avertit Marina. Et sa belle-fille: «J'ai peur pour la vie de mon mari.» Après leur visite, ce dernier a été jeté au mitard pour dix jours. Sortira-t-il vivant de Sibérie?
Avocate de Khordorkovski à Krasnokamensk, Natalia Terekhova attribue ce harcèlement pénitentiaire à des «instructions émanant d'autorités supérieures». Dans quel dessein? Détruire physiquement son client? Prolonger à terme sa détention, comme l'était jadis celle des «ennemis du peuple» déportés au goulag? «Rien n'est exclu...», reconnaît la juriste. En attendant, ces prétendues «fautes graves» interdisent à l'intéressé de prétendre aujourd'hui à des conditions de détention assouplies, demain à une libération conditionnelle. Déterminé à faire valoir ses droits - une première dans l'histoire carcérale russe - Khodorkovski a porté plainte pour sanction arbitraire. Par deux fois, à la stupéfaction de ses geôliers, les tribunaux de la région lui ont donné raison. A Moscou, ses avocats bataillent ferme pour obtenir la révision de son procès, émaillé de violations sans nombre. Ils se sont adressés à la Cour suprême, préparent leurs dossiers pour la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg.
Programmée par la justice russe pour le 27 juin, la liquidation imminente de Youkos devrait être retardée afin de ne pas troubler le sommet du G 8 à Saint-Pétersbourg. Elle parachèvera le démantèlement d'une compagnie qui régnait jadis sur la Bourse de Moscou, au temps de la splendeur de Khodorkovski. Via Rosneft, société sous son contrôle, le Kremlin a fait main basse sur ses principaux gisements.
Une expropriation brutale, incompréhensible aux yeux de Tim Osborne, directeur général de GML, le holding qui détient 53% de Youkos: «En additionnant tous les actifs, notamment à l'étranger, le groupe vaut plus de 32 milliards de dollars, soit un montant supérieur aux impayés réclamés. Il est donc faux de dire que Youkos est en état de faillite», assure-t-il. Quant à Khodorkovski, qui en était le premier actionnaire, il a cédé depuis des mois la totalité de ses parts à d'anciens partenaires.
En attendant, principal bénéficiaire du dépeçage de Youkos, Rosneft, qui est devenu l'un des géants de l'or noir, s'apprête à faire son entrée à la Bourse de Londres à la mi-juillet. En décembre 2004, il s'est emparé, à bas prix - 9,4 milliards de dollars - de Iouganskneftegaz, fleuron de l'empire Youkos, qui lui assure désormais l'essentiel de sa production et de ses réserves. Et grâce auquel le pétrolier d'Etat a vu sa valeur s'envoler. Aujourd'hui, selon les analystes financiers, celle-ci se situe entre 80 et 90 milliards de dollars. «Cette introduction en Bourse est un pur scandale, explique Emmanuel Gaillard, avocat au cabinet Shearman & Sterling, puisqu'elle consiste à vendre des actifs qui ont été volés.»
Même sentiment de gâchis chez cet ancien administrateur de Youkos et ami de Mikhaïl Khodorkovski auquel ce dernier s'était confié peu de temps avant son arrestation: «Les autorités russes lui ont demandé de signer un kompromat, c'est-à-dire un document dans lequel il reconnaissait sa culpabilité, en échange de l'arrêt immédiat des poursuites. De même, elles l'ont incité à partir à l'étranger. Dans les deux cas, il a refusé, par principe.» Youkos liquidé, ou presque, la bataille judiciaire ne fait, elle, que commencer. Elle risque de durer plusieurs années.
Eric Chol, Sylvaine Pasquier, Alla Chevelkina