Une ruelle sablonneuse, des ordures partout et une bicoque de guingois, en train de s'enfoncer sous terre. Sergueï Taratoukhine est retombé dans ce quartier des cheminots de Tchita, en Sibérie, après que sa vie a croisé l'homme le plus riche de Russie, Mikhaïl Khodorkovski. «Dieu l'a voulu», répète-t-il, ouvrant la porte de son isba, encombrée de bassines d'eau et de sacs de pommes de terre. «De toute façon, pas un cheveu de nos têtes ne tombe sans la volonté de Dieu», assure Sergueï, dont toute la biographie semble une succession de coups de tête du Seigneur.Il y a cinq mois encore, le petit homme vivait la vocation de sa vie. Prêtre orthodoxe, chargé de la paroisse de Krasnokamensk, à la frontière de la Chine, il servait dans une toute nouvelle église à bulbes dorés. Le père Sergueï a manifestement donné satisfaction à son Eglise, jusqu'à ce qu'un certain Mikhaïl Khodorkovski, patron du groupe pétrolier Ioukos, ne soit conduit à Krasnokamensk pour y purger ses huit ans de camp. Officiellement pour fraude fiscale, en réalité parce qu'il a tenu tête au président Poutine. Aumônier de la prison, le père Sergueï a eu un entretien de vingt minutes avec le milliardaire, qui a suffi à faire redérailler sa vie. «J'ai bien senti que Khodorkovski était un homme différent des autres, un prisonnier politique.» «[Tant que le patron de Ioukos sera détenu là], je ne bénirai plus le bâtiment administratif de la prison», annonça alors le père Sergueï.
«A l'époque, je l'avais prévenu : "Ils vont t'interdire !"» se souvient sa femme, Irina. «Je savais bien où en est la démocratie russe. Mais au fond il avait raison. Il n'est pas logique que l'on ne punisse que Khodorkovski alors que tous les autres oligarques ont fait les mêmes manoeuvres financières. Tout le monde le sait en Russie, mais la plupart des gens ont peur de le dire. Nous, nous n'avons rien à perdre», dit-elle, souriante et les yeux pleins d'amour, contemplant son isba, où il n'y a ni gaz ni eau courante.
Irina avait vu juste : quatre mois après son acte d'insoumission, le père Sergueï est muté dans une paroisse perdue de Sibérie. «En exil politique», dit-il alors, ce qui lui vaut un second châtiment : interdiction de servir le culte. «Je suis déçu par le patriarche Alexis II [plus haute autorité de l'Eglise orthodoxe russe, ndlr], proteste-t-il, parce que Khodorkovski m'avait confié qu'il a beaucoup donné à l'Eglise et qu'il était ami d'Alexis.» Quelques jours plus tard, un nouvel oukase de son épiscopat lui parvient : considérant «les accusations mensongères proférées à l'adresse du patriarche», Sergueï Taratoukhine est déchu de sa qualité de prêtre. Sanction très rare et irréversible.
Soumis, Sergueï a quitté sa croix et sa soutane, coupé sa barbe et ses cheveux, mais il ne peut retenir une dernière pique : «Il semble qu'en Russie nous ayons maintenant une vache sacrée, le patriarche Alexis.» Depuis sa déchéance, il souffre d'hypertension, a de gros problèmes cardiaques et se demande comment nourrir sa famille : sa femme, son fils et sa fille, qui travaillent comme garde de sécurité et comme comptable, et une petite-fille de quatre ans, tous habitants de la minuscule isba. «Qu'on aille jusqu'à me retirer la prêtrise, tout de même, je ne m'y attendais pas ! s'exclame-t-il. J'ai honte de voir que mon Eglise accorde plus d'importance aux affaires de l'Etat qu'à la parole de Dieu.»
Une parenthèse de treize ans au service de l'Eglise orthodoxe russe se referme. Sergueï est déjà en train de renouer avec sa vie antérieure de dissident, commencée dans cette même maisonnette, acquise par son père, cheminot. «Mes parents étaient des ouvriers, ni communistes ni croyants, qui cherchaient à s'accommoder tant bien que mal du régime. Moi, j'ai très tôt développé une profonde aversion pour le communisme. Cela me vient sans doute de ma grand-mère maternelle, déportée de l'ouest de la Russie et, comme beaucoup d'autres habitants, forcée de rejoindre la Sibérie. Enfant, je faisais parler les vieux qui me racontaient ce qu'ils avaient souffert. J'ai compris très tôt que le communisme était construit sur une mer de sang.»
A 13 ans, l'éveil politique du petit Serioja lui vaut une première convocation au KGB et une magistrale raclée «à coups de ceinture» par son père, accusé de «ne pas savoir éduquer son fils». «Après cela, j'étais plus prudent, mais je voulais toujours lutter contre le communisme !» A l'époque, Sergueï se veut aussi skinhead : «J'en voulais aux Bouriates [peuple d'origine mongole, nombreux dans la région, ndlr]. J'avais une abominable kacha [la bouillie russe] dans la tête», avoue-t-il. A 18 ans, pour financer ses activités politiques, il s'arme d'un couteau et extorque 150 roubles à un caissier. «On nous apprenait à l'école que les communistes avaient aussi fait la révolution comme ça, plaide-t-il. Pour moi, l'expropriation des moyens financiers était le chemin normal vers la politique !» Il sera arrêté et condamné à quatre ans de camp pour «agitation et propagande anticommuniste». «C'est en prison que j'ai rencontré des gens intelligents, qui m'ont guéri de mes idées xénophobes et fait découvrir la foi», raconte-t-il. Détenu dans la région de Perm, dans un camp spécial pour prisonniers politiques, il côtoie des nationalistes, des dissidents, comme Sergueï Kovaliev, et des croyants. Il signe un accord de collaboration avec le KGB... pour se dénoncer ensuite devant ses codétenus : «J'imaginais ainsi pouvoir démasquer le réseau des indics.» Sergueï Kovaliev s'en souvient bien : «Il me faisait penser à un personnage du roman de Soljenitsyne le Premier Cercle, qui collabore avec le KGB puis se dénonce devant ses camarades. Je lui ai raconté le livre et il en était très content. Après la prison, je l'ai perdu de vue, mais le fait qu'il soit devenu prêtre et qu'il ait réagi dignement à l'arrivée de Khodorkovski ressemble bien au Serioja que j'ai connu.» Rêvant encore de «changer le régime», Serioja passe une bonne partie de ses années de camp puni au cachot, à trembler de froid ou de faim, et est sans doute sauvé par sa découverte de Dieu. «J'ai compris là que l'important n'était pas l'ordre politique, mais la liberté intérieure de l'homme.»
Libéré en 1978, Sergueï revient à Tchita, devient conducteur de trolleybus et fonde une famille. «J'avais la foi, mais je ne pouvais même pas rêver à l'époque d'entrer au service de l'Eglise, qui était sous la coupe du KGB.» Sergueï conduit des trolleys pendant quinze ans, jusqu'à ce que l'effondrement du régime lui ouvre enfin la voie de l'Eglise : il est fait diacre, puis prêtre. Durant ces treize ans au service de l'Eglise orthodoxe russe, Sergueï aura vu «beaucoup de saletés» et beaucoup de fidèles passer directement du culte de Lénine à celui de Dieu... «Il y a aujourd'hui de plus en plus d'églises en Russie, mais l'Eglise a de moins en moins d'autorité car elle se compromet à nouveau avec le pouvoir, soupçonne-t-il. Aujourd'hui, je sais que l'essentiel est de bien agir à mon petit niveau et d'être en paix avec ma conscience.»
Sergueï Taratoukhine en 4 dates 7 juin 1956 Naissance en Sibérie.
1997 Ordonné prêtre.
Octobre 2005 Rencontre avec le prisonnier Khodorkovski.
Avril 2006 Déchu de la prêtrise.
Photographie: Ksenia Sokolova (article en russe avec de nombreuses photos à la fin)