Vladimir Poutine, qui s'apprête à recevoir ses partenaires du G 8, a pris l'habitude de placer ses proches à la tête des grandes entreprises.
LA VAGUE de renationalisations qui agite la Russie, en confortant au passage l'autorité de Poutine et de ses proches, fragilise les succès économiques du pays. À première vue, l'économie russe se muscle à grande vitesse : croissance de 6 à 7 % par an ; montée de grandes entreprises comme Rosneft, Gazprom ou Severstal à l'assaut de groupes étrangers et des marchés internationaux ; entrée de Moscou au top 50 des villes les plus chères du monde... Mais derrière ces données flatteuses, les logiques politiques qui dominent les choix économiques russes fragilisent la dynamique de développement. Comme à la bonne vieille époque soviétique, c'est la volonté de puissance de l'État russe et des hommes qui le dirigent qui prime.
L'impressionnante vague de renationalisations qui, depuis trois ans, ne cesse de s'accélérer, est à cet égard caractéristique. Secteur énergétique, aéronautique, automobile, nucléaire, bancaire. À chaque fois, il s'agit de « renationaliser des entreprises privées en bonne santé, rachetées par des entreprises publiques sous-performantes », s'inquiète l'économiste américain Anders Aslund. À chaque fois, poursuit ce spécialiste des économies postcommunistes, cette renationalisation cache une redistribution rampante des grands fleurons industriels au profit des clans poutiniens, puisque des fonctionnaires haut placés, en général issus des services spéciaux FSB et appartenant au cercle des intimes de Vladimir Poutine, prennent la tête de ces nouveaux groupes d'État omnivores à la très grande opacité. Alors que les barons de l'époque eltsinienne sont en exil, en prison ou forcés de se faire discrets, une nouvelle oligarchie aux ordres du prince émerge.
L'héritier de Poutine, président de Gazprom« C'est Russia Inc. ! », résume l'ancien conseiller économique du président, Andreï Illarionov. Ainsi le premier vice-premier ministre Dimitri Medvedev, « héritier » potentiel de Poutine, est-il devenu président du géant gazier Gazprom, tandis qu'Igor Setchine, chef adjoint de l'administration présidentielle, accédait à la présidence de la compagnie pétrolière Rosneft construite sur les ruines du défunt empire Ioukos. Un autre chef adjoint de l'administration du Kremlin, Viktor Ivanov, est à la tête d'Aeroflot, compagnie aérienne en passe de racheter plusieurs compagnies régionales.
Un troisième adjoint, Vladislav Sourkov, préside la compagnie de transport de produits pétroliers (Transnefteprodukty). Un quatrième, Sergueï Prikhodko, concilie ses activités de spécialiste des relations internationales du Kremlin avec la présidence de Tvel, l'un des producteurs mondiaux de combustible nucléaire. On trouve aussi des oligarques ministres, comme Alexeï Koudrine (Finances) qui a pris la présidence d'Alrosa, monopole de l'extraction de diamants en Russie ; ou comme Alexandre Joukov, vice-premier ministre qui préside les Chemins de fer.
Dans toutes ces compagnies, la part de l'État se renforce, même « s'il reste impossible de connaître l'identité de tous les actionnaires, vu les montages compliqués qui caractérisent l'économie russe », note un homme d'affaires français. Cette part a augmenté de 31 % en 2005, l'actionnaire étatique dépensant 17,4 milliards de dollars dans des acquisitions diverses.
Avec l'achat de Sibneft par Gazprom à un prix jugé démesuré par les observateurs, et la captation de Ioukos par Rosneft, l'Etat contrôle désormais un quart de la production pétrolière, alors que celle-ci était à 90 % privée en 1999. Et le mouvement s'étend. Rozboronexport, l'agence étatique d'exportations d'armes, a racheté la compagnie automobile russe Avtovaz et serait en lice pour l'acquisition de VSMPO-Avisma, premier producteur mondial de titane et gros fournisseur de Boeing et Airbus, qui vient - par une coïncidence que l'intéressé voit comme un chantage - de se voir rattrapé par le fisc russe, qui lui réclame 2 milliards de roubles... Gazprom est devenu l'actionnaire majoritaire de l'entreprise de constructions mécaniques OMZ et du complexe Atomstroïexport (centrales nucléaires)...
Pour justifier cette redistribution de la propriété, le Kremlin invoque la nécessaire création de « champions industriels russes », susceptibles de défendre les intérêts du pays. Mais outre qu'il s'agit, là encore, d'un argument politique, les experts indépendants soulignent que l'efficacité de ce nouveau capitalisme d'État russe est loin d'être acquise.
L'efficacité du nouveau capitalisme en questionLe cas du secteur énergétique, où se sont produites les premières renationalisations dès 2003, et où les conséquences du retour de l'État peuvent déjà être mesurées, n'est pas encourageant. Alors que le secteur pétrolier avait connu un essor impressionnant entre 1995 et 2000, avec une hausse de la production de près de 8 %, les barons pétroliers se convertissant au management occidental, la chute de la croissance (2,5 % en 2005, à peine 1,7 % sur les quatre premiers mois de cette année, dans un marché en plein boom) est sensible.
Depuis que la persécution gouvernementale a rendu impossible l'administration de Ioukos, ses investissements et ses niveaux de production s'effondrent. Rosneft, de son côté, a peu investi, car a consacré l'essentiel de ses disponibilités à de nouvelles acquisitions. Un rapport de l'agence financière Standard and Poor's, qui a évalué les performances de onze groupes russes contrôlés par les pouvoirs publics, fait écho à ces préoccupations. « La transparence des entreprises contrôlées par l'État est entravée par la tendance qu'ont les responsables gouvernementaux et certains personnes privées à utiliser leur influence pour promouvoir des objectifs politiques et personnels... souvent éloignés des motifs commerciaux de ces entreprises », dit le rapport.
Même Gazprom, géant gazier au potentiel extraordinaire, mais à la gestion opaque, suscite des inquiétudes. Selon Vadim Kleiner, qui gère un fonds d'investissement (actionnaire minoritaire de Gazprom), l'actionnariat du géant gazier est le « secret le mieux gardé du monde ». Un brouillard épais entoure l'identité d'un tiers des titres (!), pudiquement dissimulés derrière le nom sybillin « d'entités légales russes ».
Alors que beaucoup d'experts s'inquiètent de la dispersion des investissements de Gazprom dans des secteurs aussi divers que la porcelaine ou les médias, l'Agence internationale de l'énergie s'est récemment inquiétée du manque d'investissements de Gazprom dans les nouveaux champs de Iamal.
Le gaz pourrait venir à manquer dès 2010, a prévenu l'AIE, un diagnostic qu'a confirmé récemment le patron de la compagnie d'électricité RAO-UES Anatoli Tchoubais, d'ordinaire très prudent vu ses relations compliquées avec le pouvoir. Le géant énergétique russe que Vladimir Poutine entend faire respecter au G 8 aurait-il des pieds d'argile ?
(*) Le G8 comprend les Etats-Unis, le Japon, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, le Canada, la Russie et l'Italie.
LAURE MANDEVILLE.
Publié le 07 juillet 2006