Cela fait un an que l'oligarque pétrolier a été condamné à neuf ans de détention. Alors que le pouvoir s'achar ne à dépecer son empire et l'a ex pédié en Sibérie pour le briser et le faire oublier, le prisonnier le plus connu de Russie résiste. Il lit Machiavel, Tocqueville et travaille sur un projet social de sortie de crise pour la Russie. Il souffle un violent vent de sable sur la steppe sibérienne de Krasnokamensk, quand la Jeep transportant la mère et l'épouse du prisonnier Mikhaïl Khodorkovski se présente mardi 30 mai devant la colonie pénitentiaire IaG 14/10. Inna, son épouse, une jolie blonde de 36 ans, porte des lunettes noires. L'air est rouge gris, comme la poussière de l'uranium que l'on exploite dans les mines de cette région de Sibérie orientale, à 50 kilomètres de la frontière chinoise et à 6 500 kilomètres de Moscou. A travers le brouillard lugubre qui glisse sur la ville, on aperçoit, au-delà des barbelés, le toit des baraques blan ches des prisonniers.
Dans quelques minutes, Inna et Marina Filipovna retrouveront «Micha» dans le petit appartement sommaire, avec toilettes et cuisine communes, mis à disposition des familles pendant trois jours, quatre fois par an, pour les visites. Elles ont préparé des boulettes de viande et des gâteaux au fromage blanc. La mère restera quelques heures avec son fils et sa belle fille, avant de laisser les époux jusqu'au vendredi.
Pouvait-on imaginer histoire plus russe ? La montée au firmament, puis la chute. La réussite, les milliards, et puis brutalement, sur ordre du Kremlin, le rouleau compresseur de la machine judiciaire, le dépeçage de l'empire pétrolier Ioukos et, pour finir, la prison.
Khodorkovski était un prince de la Nouvelle Russie avant d'être abattu en plein vol par le gourdin poutinien, au terme d'un procès marqué des violations de la loi. Après avoir navigué dans les eaux troubles du capitalisme post-communiste non sans cynisme et sans arrogance, cet ancien cadre des jeunesses communistes avait mis son intelligence au service de la transformation d'une entre prise d'Etat soviétique criblée de dettes en compagnie prospère et moderne : Ioukos.
Il finançait l'opposition libérale ainsi que des programmes d'éducation, persuadé qu'il fallait contenir les tendances carnivores du pouvoir russe. L'Occident vantait sa «bonne gouvernance». Est-ce pour cela qu'il est en prison ? Ou a-t-il des choses à se reprocher, comme l'a estimé le tribunal qui l'a condamné, sous plusieurs chefs d'accusation dont celui de fraude fiscale ?
Beaucoup de Russes, dégoûtés par les excès de l'époque Eltsine, sont persuadés que Khodorkovski est derrière les barreaux pour une bonne raison. Juif et riche. Donc douteux ! pensent-ils. Ses défenseurs – dont l'ancien président tchèque Vaclav Havel – estiment au contraire qu'il est victime d'une machination politique.
Une chose est sûre. Khodorkovski gênait le pouvoir, avec lequel, contrairement à d'autres oligarques, il ne voulait pas «s'entendre». Il fallait l'écarter. Montrer que, en Russie, tout dépend du tsar. La décision d'exiler le milliardaire au fin fond de la steppe russe plaide pour cette version. Selon la loi, Khodorkovski aurait dû être assigné dans une prison moscovite. Mais ses juges l'ont condamné à croupir dans une région éloignée, dont le degré de radioactivité est élevé. Avec pour seul contact régulier les visites de son avocate locale, Natalia Terekhova.
Les avocats moscovites et la famille doivent affronter une expédition exténuante pour lui rendre visite. Six heures de vol jusqu'à Tchita, en Transbaïkalie ; suivies de dix heures de voiture à travers une steppe pelée et caillouteuse. Cette semaine, Inna et Marina Filipovna, arrivées de Moscou en avion privé chargées de paquets de nourriture, ont préféré prendre le train, qui met quinze heures. Laissant derrière elles les lumières et la richesse de la capitale, mais aussi Nastia, 14 ans, et les deux jumeaux de 6 ans, Ilia et Gleb, les deux femmes sont entrées dans le temps immobile des grandes étendues russes. Elles ont observé de leur fenêtre l'état misérable des villages traversés. Les ordures, les immeubles à moitié détruits. Les visages ron gés par l'alcool et la fatigue. «Comme si la guerre venait de se terminer», a confié, effrayée, Marina Filipovna Khodorkovskaïa.
Il y a deux siècles, d'autres femmes avaient fait cette route pour rejoindre leurs maris décembristes, déportés par le tsar Nicolas I pour avoir tenté de fomenter une révolution libérale en Russie. Parmi elles, la comtesse Olga Volkhonskaïa, qui rejoignait son mari Sergueï, déporté dans une mine d'or de Tchita. Olga hier, Inna aujourd'hui. De l'époque tsariste à aujourd'hui, en passant par les déportations soviétiques, cette route sibérienne esquisse une sorte de continuité de l'arbitraire du pouvoir russe.
Certes, Inna porte un iPod autour du cou et peut joindre Moscou avec son téléphone portable depuis Krasnokamensk. Mais, en dehors de ces gadgets high tech, quelle différence, une fois passée la porte de la prison ? Les équipements électroniques y sont interdits. Détenu dans une geôle sommaire avec 80 autres prisonniers, Khodorkovski doit obéir aux lois sévères du monde carcéral russe, où les prisonniers n'ont pas de droits.
Il est cinq heures du soir, ce même mardi 30. Marina a rejoint l'hôtel Central, un immeuble décati. Très simple, elle ne semble absolument pas atteinte par la laideur banale de l'endroit.
A 72 ans, la mère de l'homme le plus riche de Russie ressemble à toutes ces grand-mères de l'intelligentsia russe. Des yeux remplis d'humanité, une voix flûtée où perce l'humour, une grande force de caractère.
En l'approchant, on comprend mieux la réussite de Khodorkovski. Marina est issue de la noblesse russe. Ses grands-parents étaient des lettrés. Sa mère parlait couramment le français. Elle-même est ingénieur.
«Mikhail tient le coup», commence-t-elle, émue. Elle évoque pourtant «sa tension qui a augmenté» en raison de «la pression permanente». Pour le reste, poursuit sa mère, son principal problème, «c'est le manque de temps libre».
Forcé de coudre des pantoufles ou de coller des boîtes en carton de 8 h 00 du matin à 6 h 00 du soir, soumis à un coucher obligatoire à 22 heures, il lui reste très peu de temps pour lire et écrire. «C'est un homme très actif, dit Marina. Il a 43 ans, l'âge où l'on peut donner le meilleur. Il souffre de ne pouvoir être utile.» L'ex- oligarque a proposé de donner des cours aux prisonniers de sa cellule, des «jeunes gens de 20 ans, sans éducation». L'administration a refusé.
«Il ne se plaint pas des conditions matérielles, confirme l'avocate, «impressionnée» par son endurance. Mais les limitations qu'on pose à ses activités lui pèsent». La ténacité de son fils n'étonne guère Marina Filipovna. Dans notre famille, dit-elle, «l'argent, le luxe n'ont jamais été une valeur importante». Elle raconte l'enfance de Mikhaïl, garçon doué pour le sport et les études. Toujours leader. Toujours actif. Toujours un livre à la main. N'ayant guère de temps pour les loisirs et les filles.
Sa mère et son père avaient rêvé pour lui d'une carrière scientifique. «Quand il a commencé à faire du business, j'étais contre», dit Marina Filipovna. Elle se souvenait de la NEP, racontée par ses parents. Des gens entreprenants avaient alors ramené l'abondance dans le pays après le communisme de guerre, avant d'être jetés en prison. «Micha me disait : Tout a changé maman... et voilà, c'est son tour»...»
Marina est persuadée que, derrière l'acharnement du Kremlin, se cache l'ombre d'Igor Setchine, chef adjoint de l'administration présidentielle et patron de la compagnie Rosneft qui a récupéré les actifs de Ioukos. Elle n'exclut pas non plus une vengeance de Poutine, parce que son fils avait osé lui dire en face que son entourage était corrompu.
Entre ces deux-là, il y avait comme une dangereuse rivalité d'hommes, mais le bouillant milliardaire pensait qu'il pourrait se défendre. Il avait sous-estimé le degré de subordination de la justice. L'acharnement de ses adversaires à le briser psychologiquement.
Mais le pouvoir aussi l'avait sous-estimé. Loin de s'être effondré, Khodorkovski semble avoir puisé dans sa détention de nouvelles forces. Comme si une transformation presque dostoïevskienne s'était opérée dans la chute. Jeté à bas de l'Olympe oligarchique, il a pris conscience des besoins d'une Russie qu'il n'avait jamais fréquentée. Ses compagnons de cellule, qui, selon son avocate, éprouvent pour lui «respect et admiration», lui ont raconté leur chute à eux. Les vols à la tire, pour lesquels on prend cinq ans de taule. Leur jeunesse entre des parents malheureux et souvent alcooliques. La misère. L'avenir bouché.
Cette vérité-là semble l'avoir changé, suscitant des regrets et des interrogations, «même s'il est fier de ce qu'il a fait pour l'industrie pétrolière russe», dit sa mère. Khodorkovski s'est mis à dévorer philosophes et écrivains. Les auteurs politiques surtout : Machiavel, Tocqueville. Mais aussi près de 170 journaux et revues auxquels il s'est abonné. En ce moment, c'est le prêtre Alexandre Men, auteur d'une Histoire des religions, qui l'occupe.
Toute cette réflexion a déjà donné quelques fruits, sous forme d'articles politiques. Khodorkovski y plaide pour «un tournant social», tout en insistant sur les valeurs de liberté. Au pouvoir qui l'oblige à coudre des chaussettes, l'ancien oligarque répond par l'élaboration d'«un projet stratégique de sortie de crise» pour la Russie.
«Tant de gens innocents sont en prison !»
Cela commence à se savoir, malgré le silence imposé dans les médias officiels par les maîtres du Kremlin. A travers Internet, la radio Echo de Moscou et le bou che-à-oreille, l'image de l'oligarque change. A côté d'une majorité de gens hostiles ou indifférents «aux intrigues des puissants», beaucoup disent éprouver un mélange de pitié et d'admiration pour le milliardaire déchu. Au buffet de l'hôtel Central, la jeune serveuse Valia dit ne pas comprendre qu'on puisse emprisonner un homme d'une telle qualité «pour des histoires d'impôts». «Je ne sais pas s'il est coupable, mais je ne fais pas confiance à la justice russe, tant de gens innocents sont en prison !»
Le libraire de Krasnokamensk, a, lui, «tendance à penser que Khodorkovski est un prisonnier politique». «Je vois les livres qu'il commande. C'est un homme de très haut niveau. Que fait-il en prison alors qu'il pourrait tant apporter à l'extérieur ?».
Malgré la propagande, les Russes soutiennent presque toujours les humiliés contre le pouvoir. «En devenant une victime, il devient l'un des leurs», résume l'avocat moscovite Anton Drell.
Vendredi matin. Le vent est toujours là. La poussière aussi. Inna est sortie à son tour. «Il va bien, il résiste, mais ses cheveux sont gris et il a maigri», dit-elle. Les yeux cernés, elle raconte les nouvelles tracasseries auxquelles son mari est soumis. «Convenez-en, dit-elle, il n'a jamais été aussi vulnérable.»
Laure Mandeville