18.4.06
D’abord, il y a les faits – ou du moins le peu que l’on en sache. Dans la nuit du 13 au vendredi 14, entre 3 et 5 heures du matin, Mikhail Khodorkovsky s’est réveillé sous l’effet de la douleur et de la sensation du sang coulant sur son visage. Il a allumé la lumière, jeté un coup d’œil dans le miroir, réveillé le surveillant qui l’a conduit à l’infirmerie. On lui a posé des agrafes et un pansement compressif. Puis on l’a renvoyé dans son dortoir. Entre temps, l’auteur de l’agression s’était dénoncé lui-même et on avait retrouvé dans sa paillasse un couteau et des lames de rasoir (objet dont la possession est évidemment strictement défendue dans une colonie pénitentiaire). L’agresseur de Khodorkovsky n’est pas tout à fait inconnu de ceux qui suivent avec attention le destin des figurants de l’affaire Yukos : il s’agit de ce jeune détenu, qui avait été condamné en même temps que Khodorkovsky à une semaine de cachot pour avoir bu du thé en dehors du local réservé. Son nom avait fait un temps la une des médias qui s’étaient amusés, en commentant cet incident, à jouer sur le patronyme du détenu, homonyme de l’ex-président ukrainien Kuchma.
A partir de là les informations divergent. Tout d’abord en ce qui concerne la nature des blessures infligées à Khodorkovsky. Le porte-parole officiel du Service d’Application des Peines (FSUIN) a tout d’abord tenté de minimiser au maximum l’incident, en affirmant qu’il n’y avait pas eu blessure mais simple égratignure au cours d’une bagarre nocturne. Au contraire l’ex-collègue et ami de Khodorkovsky, Leonid Nevzlin, exilé en Israël, a affirmé que Khodorkovsky avait été passé à tabac et défiguré, qu’on ne le reverrait sans doute plus jamais comme avant. Son avocate, qui, semble-t-il, lui aurait rendu visite depuis l’incident, parle d’une coupure longue mais assez peu profonde. Dans ses aveux, Kuchma a déclaré avoir eu dans un premier lieu l’intention de crever un œil (!!!) à son célèbre co-détenu, mais qu’au dernier moment « sa main a tremblé ». Les motivations de l’agression semblent difficilement compréhensibles. La version officielle de la dispute a été rejetée aussi bien par Khodorkovsky, qui affirme avoir toujours été en bons termes avec ce détenu que par l’agresseur. La déposition de ce dernier est des plus embrouillées. Il en ressort qu’il se serait résolu à ce geste pour se faire jeter au cahot et attirer le maximum d’attention sur lui, car lui-même se sentait menacé par d’autres détenus, pour une faute qu’il aurait commise dans le passé. Quoi qu’il en soit, Mikhail Khodorkovsky n’a pas souhaité porter plainte contre lui.
Une fois de plus, on ne saura sans doute jamais la vérité sur cet incident angoissant. Mais il y a d’ores et déjà de nombreuses interrogations. - si Kuchma a effectivement tenté de régler ses propres problèmes en lacérant le visage d’un compagnon de détention qui ne lui avait fait que du bien, pourquoi avoir choisi ce moyen qui risque de nuire encore plus à sa réputation? Agresser un autre détenu sans raison, et de plus durant son sommeil, est en effet totalement inacceptable du point de vue du code de conduite et d’honneur du détenu, et les contrevenants à ce code sont sévèrement punis par le service d'ordre intérieur au monde du crime. Pourquoi dés lors agir contre son propre intérêt ? - pourquoi les autorités n’hésitent-elles pas à diffuser les mensonges les plus grossiers ? Pourquoi nier dans un premier temps l’agression au couteau pour finir par être obligé de la reconnaître ? Pourquoi parler de « simple égratignure » tout en confirmant la pose de points de suture ? Pourquoi refuser au médecin de l’administration pénitenciaire de Chita, le centre urbain le plus proche, le droit d’examiner le prisonnier ? - pourquoi refuser de lancer une enquête et affirmer qu’il s’agit d’un incident courant alors que l’agresseur était en possession de pas moins de trois armes blanches ? Pourquoi enfin ce ton persifleur dans toutes les déclarations des représentants officiels, ses insinuations sur la nature des relations existant entre Khodorkovski et l’agresseur (qualifié de « jeune ami de la victime », terme aux connotations sexuelles implicites en russe). Dans la bouche des amuseurs du peuple et bouffons attitrés du régime on pourrait encore comprendre, mais de la part de personnes ayant rang d’officiers ?
Si l’on rapporte cette nouvelle aux deux précédentes, à savoir l’arrestation ostensiblement violente et retransmise à la télévision du nouveau directeur de Yukos Vassili Aleksanian et la lutte entre représentants de l’État et actionnaires pour les derniers actifs de la compagnie, l’agression nocturne de Khodorkovsky pourrait bien avoir valeur de signal pour ses amis et ex-collègues : abandonnez-nous la raffinerie de Mazeiku et laissez-nous dépecer la compagnie, sinon vos amis et collègues qui sont entre nos mains vont souffrir. L’enjeu est en effet de taille – la vente de la raffinerie de Mazeiku, si elle était effectuée au profit de son actuel propriétaire, le groupe Menatep, et à sa juste valeur, qui est de plus d’un milliard de dollars, donnerait de nouveaux moyens aux actionnaires du groupe dans leur guerre judiciaire et médiatique contre le Kremlin, voire permettrait à Yukos d’éviter sa mise en faillite. C’est en réalité le dernier épisode de la lutte pour Yukos, la bataille finale dont dépendra la survie ou la liquidation de la compagnie. Depuis plus d’une semaine maintenant, Aleksanian est détenu au cachot et observe la grève de la faim. Vendredi dernier, Khodorkovsky a eu le visage lacéré de coups de couteau dans des circonstances obscures. L’énergie que déploient les officiels russes pour empêcher toute enquête sur l’incident ne peut que donner à penser qu’ils ne souhaitent pas que la lumière soit faite sur les motivations de cette agression. Avec les blessures intentionnellement infligées à Mikhail Khodorkovsky, un pas a été franchi, un tabou a été levé, et l’absence de réaction de l’opinion publique russe et internationale semble laisser le champ libre aux autorités pour transformer la renationalisation de Yukos en une opération de racket avec prise d’otages.
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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