Alors que le corps de Samba Lampsar Sall, un jeune étudiant sénégalais assassiné en pleine rue à Saint-Pétersbourg, était rapatrié jeudi dernier dans son pays, le Sénégal, l’aggravation de la violence raciste en Russie inquiète d’autant plus qu’elle est devenue une arme politique et ses auteurs semblent largement protégés par le pouvoir du Kremlin.
La liste est terrible : le 13 avril, deux Tsiganes étaient battus à mort par des skinheads dans la région de Volgograd. Peu de temps auparavant à Krasnoïarsk, en Sibérie, un Tadjik était grièvement blessé par des jeunes qui l'avaient tiré du restaurant où il travaillait comme cuisinier. Le 25 mars dernier, une fillette métisse, Liliana Sissoko, âgée de neuf ans, était poignardée par deux adolescents dans l’escalier de son immeuble à Saint-Pétersbourg. Le 24 décembre 2005, Léon Kanhem, 28 ans, étudiant camerounais, était assassiné dans la même ville. Fin octobre, c’était un étudiant chinois. Mi-septembre, un étudiant congolais. Depuis le mois de janvier, neuf personnes ont été tuées et 79 autres blessées, indique l’ONG Sova qui évalue entre 25 000 et 50 000 le nombre de victimes d’agressions racistes enregistrées chaque année dans toute la Fédération de Russie.
Journaliste au Moskovski Komsomolets, Alexandre Minkine, est révolté : «Le plus effrayant c’est que cette violence ignoble s’est non seulement banalisée, mais en plus les auteurs, les rares fois où ils sont arrêtés, écopent de peines scandaleusement dérisoires.» L’exemple qu’il donne illustre la clémence qui se généralise de plus en plus dans ce type de cas. Ainsi, en 2004, les meurtriers d’une petite fille tadjik, elle aussi âgée de neuf ans, poignardée à neuf reprises, ont simplement été condamnés à des peines allant de dix-huit mois à cinq ans de prison, l’affaire ne relevant aux yeux du tribunal que de la simple délinquance.
La psychose, l’alliée du pouvoirEn réalité, ni les intellectuels engagés ni des organismes tel que Amnesty International, qui a lancé depuis 2003 une campagne afin de «combattre le racisme pour mettre fin au climat d’impunité», ne semblent en mesure d’alarmer l’opinion publique russe. De fait, selon un sondage de juin 2005 effectué par l’Institut panrusse d’étude de l’opinion publique (VTsIOM), 58 % de la population se reconnaît ouvertement dans l’éternel slogan xénophobe : «La Russie aux Russes.»
La rhétorique ultranationaliste demeure d’ailleurs le socle idéologique sur lequel Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine qui détient la majorité absolue dans toutes les instances du pouvoir, assoit son hégémonie depuis 2000. Le tout puissant président russe, dont la popularité frôle les 80 %, incarne aux yeux de ses compatriotes la résistance de la «Grande Russie» assiégée de l’extérieur par les États-Unis, l’Union européenne ou encore le terrorisme international. La guerre en Tchétchénie et les attentats perpétrés ces dernières années au cœur de la Russie ont créé une véritable psychose dans le pays.
La fuite en avantLe sentiment de méfiance et de haine vis-à-vis de «l’étranger» est d’autant plus ancré dans la population russe qu’il est depuis longtemps le cheval de bataille de la plupart des formations de l’opposition.
Phénomène très ancien, remontant à l’époque des Tsars et sur lequel le régime stalinien s’est largement appuyé, la fibre xénophobe russe et notamment l’antisémitisme ont été abondamment exploités par le Parti communiste (KPRF), premier parti de l’opposition tout au long des années 90, contre le gouvernement de Boris Eltsine accusé d’être «à la botte des sionistes».
Plus populiste encore, le second parti anti-poutine, Rodina (La Patrie), rampe dans le national-socialisme le plus ouvertement fasciste. Incapable d’exploiter l’incontestable échec de la politique économique et sociale des deux mandats de Poutine (10 % de chômeurs côtoient la richesse insolente des oligarques proches du Kremlin, l’espérance de vie des hommes est tombée à 58 ans, selon l’Organisation Internationale du Travail), la classe politique sombre dans la surenchère extrémiste.
De l’idéalisation de l’époque soviétique à l’évocation de la «Grande Russie» du tsar Pierre Le Grand, tous flattent l’orgueil national et désignent les étrangers comme étant la cause de tous les maux du pays : de la drogue au sida. Recrutant au sein des 50 000 à 60 000 skinheads russes (dont la violence était autrefois canalisée dans les stades de football), chaque grand parti s’est constitué de véritables petites milices s’inspirant là aussi de Russie Unie. Le parti de Poutine organise ainsi de véritables camps de «jeunesses poutiniennes» regroupés dans l’organisation nachi, où de jeunes désoeuvrés extrêmement violents à l’égard des militants de l’opposition et «tout ce qui n’est pas blanc et russe» sont encadrés par la fine fleur des universités et des grandes écoles.
Ayant tout verrouillé, Poutine ne partira pasDans cette fuite en avant, les affrontements entre bandes rivales sont souvent sanglants. Vladimir Poutine utilise habilement l’insécurité (extérieure et intérieure) ainsi orchestrée pour renforcer sa mainmise sur le pouvoir et légitimer sa toute puissance. Désormais, les gouverneurs des régions sont nommés par le pouvoir central qui vient de décider que 60 % des recettes fiscales (contre 50 % auparavant) lui seraient transférées. La condamnation de l’ex-patron de la firme pétrolière Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, à huit ans de camps en Sibérie pour avoir osé défier Poutine démontre sa mainmise sur la justice. Même l’Église orthodoxe qui vient de condamner un prêtre ayant pris parti dans cette affaire lui est soumise.
Plus que jamais contrôlés par les hommes du Kremlin, la plupart des médias et une grande partie de la production littéraire et artistique relaient la propagande nationaliste en faveur du pouvoir. Assuré du contrôle des institutions, le parti de Poutine s’efforce depuis 2000 de formater l’ensemble du système politique russe suivant le modèle : «Un parti, un syndicat, une société civile.» Depuis 2001, plus de 5000 associations et ONG, regroupées au sein d’un «forum citoyen», ont prêté allégeance au maître du Kremlin. En mars 2004, après sa réélection, celui-ci accusait les réfractaires d’être à la solde de l’étranger.
Jamais depuis l’époque soviétique un homme avait tenu aussi fermement les rênes du pouvoir. À deux ans de la fin de son dernier mandat et alors que son parti lui offre la majorité suffisante pour modifier à sa guise la constitution, on imagine mal Poutine abandonner l’hégémonie qu’il a si froidement renforcée. On le croit encore moins capable de s’émouvoir du sort de quelques immigrés égarés.
Marc Gadjro