Depuis dix jours, la presse russe se perdait en conjectures : où pouvait bien avoir été emmené Mikhaïl Khodorkovski, 42 ans, l'ex-patron de la grande compagnie pétrolière Ioukos condamné par la justice russe à huit ans de prison pour fraude fiscale et escroquerie, depuis son transfert de sa cellule moscovite vers un lieu inconnu ? Vers l'Oural ? La Volga ? Près du cercle polaire ? Gardé secret, le nouveau lieu de détention du prisonnier le plus médiatisé de Russie a finalement été dévoilé il y a quelques jours. Il s'agit d'une colonie pénitentiaire "à régime ordinaire", située près de la frontière avec la Chine, à 5 000 km à l'est de Moscou.
Situé à six heures d'avion puis à sept heures de route de la capitale russe, soumis à de rudes conditions climatiques, l'endroit, désolé, est en outre connu pour son taux élevé de radioactivité. Construit dans les années 1960, le camp IaG 14/10 se trouve non loin d'une grande mine d'uranium, et la ville la plus proche, Krasnokamensk (région de Tchita), figure au registre des localités possédant les radiations les plus élevées du pays. "L'espérance de vie y est en moyenne de 42 ans", a indiqué le centre de presse des avocats de Mikhaïl Khodorkovski, lundi 24 octobre.
Le partenaire en affaires et coaccusé du patron de Ioukos, Platon Lebedev, condamné comme lui à huit ans de camp de détention, a été envoyé au-delà du cercle polaire. "Il s'agit d'une revanche, celle des autorités, du Kremlin, de -Vladimir- Poutine personnellement", a déclaré à la presse le militant russe des droits de l'homme Lev Ponomarev. Les avocats des deux hommes sont convaincus que ces lieux d'incarcération n'ont pas été choisis innocemment et qu'il y a là une volonté certaine de les isoler, de les briser. Ils ont annoncé qu'ils porteraient l'affaire devant la Cour européenne de Strasbourg.
LA SOCIÉTÉ RUSSE DIVISÉE
Considéré comme l'homme le plus riche de Russie lors de son arrestation à l'automne 2003, Mikhaïl Khodorkovski a été condamné en mai 2005 à neuf ans de prison au terme d'un procès où les juges avaient suivi à la lettre ("fautes d'orthographe comprises", s'était gaussée la presse) les recommandations du parquet. Depuis sa cellule, l'ex-oligarque avait ensuite annoncé son intention de briguer un mandat de député en vue d'une élection partielle à Moscou, mais la confirmation de sa peine (passée de neuf à huit ans) à la fin de septembre a réduit à néant ses espoirs de candidature.
A son sujet, la société russe est divisée. Les uns le voient comme un prisonnier politique. Pour d'autres, acquis au point de vue officiel, il n'est qu'un escroc qui a acheté Ioukos, sa société pétrolière, pour une bouchée de pain (environ 300 millions de dollars). Les faits remontent à 1995, au moment des "prêts contre actions", lorsque les oligarques, invités à mettre la main à la poche pour la réélection de Boris Eltsine en 1996, se virent attribuer certains des plus beaux joyaux de l'industrie russe.
Tchita, où il purgera sa peine, est connu par des millions de Russes comme le lieu d'exil des "décabristes", ces officiers du tsar en révolte contre la monarchie, condamnés à une relégation en Sibérie en 1826. Telles les femmes des "décabristes" qui suivirent leurs maris dans l'exil, Inna, la femme du magnat, et Marina, sa mère, ont annoncé qu'elles n'excluaient pas d'aller s'installer dans la région, plus près du "VIP-détenu", comme l'appelle désormais la presse.
Marie Jégo
Le Monde, 25.10.2005