1.5.05
Assis dans le salon de sa villa au nord de Tel-Aviv, entouré d'une collection de statuettes japonaises représentant des samouraïs, Leonid Nevzline mène son combat contre Vladimir Poutine. Agé de 45 ans, cet oligarque russe vit depuis août 2003 en Israël, où il s'est réfugié pour fuir la justice russe. Moscou a émis à son encontre un mandat d'arrêt international pour "complicité de meurtre" dans le cadre de l'affaire Ioukos, la compagnie pétrolière russe que le Kremlin a entrepris de démanteler et de transférer à des structures contrôlées par l'Etat.Vêtu d'une chemise déboutonnée et de jeans, l'allure juvénile, Leonid Nevzline n'a pas de mots assez durs pour parler du régime de Vladimir Poutine. Il accuse le Kremlin d'être au coeur du "système de corruption qui sous-tend tout l'Etat russe, jusqu'au plus haut niveau" et d'avoir monté de toutes pièces le procès contre son ancien associé, Mikhaïl Khodorkosvki, l'ancien patron de Ioukos, afin de mettre la main sur sa compagnie. AMBIANCE CALIFORNIENNE Leonid Nevzline est devenu, au fil des mois, le chef de file des oligarques russes en exil qui ont juré la perte de Vladimir Poutine. Sa fortune, évaluée en 2003 à 2 milliards de dollars par le magazine Forbes, a subi le contrecoup des poursuites judiciaires et des saisies d'actifs visant Ioukos, mais elle reste conséquente. Leonid Nevzline contrôle aujourd'hui, à lui tout seul, 67 % du capital de la holding Menatep, enregistrée à Gibraltar, qui détient plus de 60 % de Ioukos. Dans la quiétude du quartier balnéaire aisé de Hertsélia Pitouach, noyé dans les pins, les lilas et les palmiers, Leonid Nevzline passe le gros de ses journées pendu au téléphone avec Moscou et avec d'autres hommes d'affaires russes, exilés en Israël ou à Londres. Il reçoit régulièrement des émissaires venant de Moscou, dans cette maison à l'ambiance californienne. Les baies vitrées s'ouvrent sur un jardin avec piscine, et le garage abrite une luxueuse décapotable. Leonid Nevzline multiplie les tribunes dans la presse russe et cherche à fédérer des forces politiques contre le pouvoir de Vladimir Poutine. En Israël, il compte comme soutiens l'ancien dissident Natan Chtcharanski, "un des leaders mondiaux de la pensée politique" , selon lui, et Benyamin Nétanyahou. Il a investi dans le secteur pétrochimique israélien et a fondé un institut portant son nom, le Centre de recherches Leonid Nevzline pour les juifs de Russie et d'Europe de l'Est, qui veut venir en aide aux immigrés arrivant en Israël. A 4 000 km de là, son ancien partenaire, Mikhaïl Khodorkovski, croupit depuis octobre 2003 dans une cellule de la prison Matrosskaïa Tichina de Moscou, en attente du verdict de son procès pour "évasion fiscale à grande échelle" , qui doit être prononcé le 16 mai. Mikhaïl Khodorkovski risque dix ans de prison. Les deux hommes, liés par une vieille amitié, s'étaient rencontrés à la fin des années 1980, pendant le "boom" des coopératives d'étudiants autorisé par Gorbatchev, qui avait jeté les fondements du nouveau capitalisme russe. "On a été au coeur de cette révolution des mentalités" , dit-il avec fierté. Les deux partenaires avaient ensemble développé une banque, Menatep, qui allait bénéficier de nombreux transferts de fonds du budget fédéral russe et remporter, en 1995, des enchères contestées pour acquérir la société Ioukos. Ils avaient, au passage, financé la réélection de Boris Eltsine, en 1996. Ioukos s'est ensuite hissé au rang du numéro un du pétrole russe, avec une capitalisation d'environ 40 milliards de dollars. La chute de ces oligarques et le démantèlement de leur empire sont des faits marquants de la présidence de Vladimir Poutine. Qui Leonid Nevzline tient-il pour responsable de cette disgrâce ? La version la plus couramment mise en avant en Russie met en cause des personnalités issues du KGB, entourant M. Poutine, qui chercheraient à rétablir l'autorité de l'Etat dans le secteur des hydrocarbures afin de renforcer le poids du pays sur la scène mondiale. Leonid Nevzline complète cette explication en évoquant un scénario fait de nouvelles luttes de clans, où le principal gagnant serait non pas l'Etat russe, mais l'un des oligarques les plus mystérieux de Russie, Roman Abramovitch, 38 ans, classé cette année "première fortune du pays" par Forbes, avec 15 milliards de dollars. En 2003, l'année où les ennuis judiciaires de Ioukos ont commencé, Roman Abramovitch avait tenté de faire fusionner sa société pétrolière, Sibneft, avec Ioukos. Le projet a fait long feu. "Je sais qu'Abramovitch a été le principal artisan de la campagne contre Ioukos" , affirme Leonid Nevzline dans un entretien accordé au Monde, jeudi 28 avril, alors que le président russe effectuait une visite officielle en Israël. "Il voulait mettre la main sur Ioukos. Grâce à ses relations passées avec la "famille Eltsine" et son amitié avec Poutine, dont il est, je pense, un partenaire financier, Roman Abramovitch contrôle les services du procureur général de Russie, avance l'homme d'affaires exilé. J'ai moi-même entendu Roman Abramovitch dire, au début du pouvoir de Poutine, que "tout était arrangé" : le secteur du gaz -le géant étatique Gazprom- irait aux gens de Poutine, tandis que lui, Roman, aurait le secteur du pétrole." RELENTS D'ANTISÉMITISME Il fut un temps où Leonid Nevzline participait activement à la vie publique en Russie, comme membre du Conseil de la Fédération russe (élu en 2001) et président du Congrès juif. Le portrait qu'il dresse de la Russie de Vladimir Poutine est celui d'un pays où des postes au sein des institutions d'Etat sont mis en vente par le Kremlin "au plus offrant" , et où des grosses entreprises donnent des enveloppes d'argent à des "membres du Parlement, des forces de l'ordre, du parquet" , pour parvenir à leurs fins. "La société Rosneft, entièrement dirigée par Igor Setchine, qui est un proche de Poutine, a payé pour la campagne contre Khodorkovski au sein des médias et dans les organes judiciaires russes" , ajoute-t-il. Leonid Nevzline estime clairement ne plus avoir grand-chose à perdre en se livrant à de pareilles accusations. La holding Menatep, qu'il contrôle, a cessé toute activité en Russie et a investi dans les hydrocarbures et les télécommunications en Europe centrale. Leonid Nevzline se dit prêt à financer des opposants politiques au régime de M. Poutine en Russie et appelle de ses voeux un "changement de régime" , même s'il juge peu probable un scénario semblable à ce qui s'est produit en Ukraine et en Géorgie. Il dit s'appuyer sur un "bon réseaux de contacts" au Etats-Unis. Devenu en 2003 citoyen israélien, Leonid Nevzline coordonne ses activités avec d'autres oligarques russes en exil. Parmi eux : ses amis actionnaires de Ioukos, Vladimir Doubov et Mikhaïl Broudno, qui vivent à Tel-Aviv ; l'ancien magnat de groupe médiatique russe, Vladimir Goussinski, ainsi que Boris Berezovski, qui a obtenu le statut de réfugié politique à Londres, et un proche associé de ce dernier, l'homme d'affaires Badri Patarkatsichvili, réfugié en Géorgie. Tous ces millionnaires recherchés par la justice russe sont d'origine juive, ce qui fait dire à Leonid Nevzline, qui se revendique "sioniste et russophile" , que la politique du Kremlin serait animée de forts relents d'antisémitisme. "Poutine n'a pas d'amis en Israël" , insiste-t-il.(Lu dans Le Monde, le 30.04.2005) Signalons que par l'intermédiaire de ses avocats, Mikhail Khodorkovski a publié le 4 mai le texte suivant : "En réponse aux demandes que les journalistes m'ont adressées, par l'intermédiaire de mes avocats, de commenter les récentes interventions publiques de Léonid Nevzline, je voudrais dire la chose suivante:Dans une société libre chacun à le droit d'exprimer ses idées, aussi je ne commenterai pas les déclarations me concernant de mon ami et ex partenaire d'affaires, bien que, je ne le cache pas, je sois étonné. Je ne veux pas devenir la cause de confrontations dans la société, et j'exprimerai moi-même mon point de vue, car malgré les conditions de vie spécifiques qui sont les miennes en ce moment, je suis à même de me faire une opinion sur les questions essentielles du développement de la Russie, et de me faire entendre de la société et des média. Je ne me considère pas coupable, aussi suis-je décidé à défendre ma liberté par des moyens légaux. Je demande à mes amis et ennemis, amis ou étrangers, de ne pas se servir de mon nom comme d'un étendard pour des projets politiques ou para-politiques don je n'approuve pas le contenu."
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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