Jacques Sapir
est économiste, directeur d'études à l'EHESS, notamment spécialiste de la Russie.
La compagnie pétrolière d'Etat Rosneft a acquis aujourd'hui les actifs pétroliers de Ioukos, vendus dimanche dernier, en devenant propriétaire de Iouganskneftegaz. Pensez-vous que cette nationalisation était prévue depuis le début des poursuites contre le groupe pétrolier en 2003 ?
- Je crois qu'il est clair que Vladimir Poutine sort gagnant de cette affaire. Mais lorsque celle-ci commence en 2003, rien n'était décidé. Il y avait une volonté de voir l'Etat reprendre un contrôle sur la rente pétrolière. D'abord pour des raisons économiques, car il y avait une crainte de voir l'économie pétrolière déstructurer le marché.
Ensuite pour des raisons fiscales car les possibilités de dissimulations sont très grandes.
Enfin, pour des raisons géostratégiques car les décisions des compagnies pétrolières relèvent plus de la politique que du marché. Il n'était alors pas nécessaire d'aller jusqu'à la nationalisation.
Mais les choses ont évolué car Khodorkovski a résisté en refusant un compromis fin 2003.
De plus, fin novembre, la cour des comptes a publié sur son site web un rapport dévastateur sur les privatisations de 1995-1996. La pression était alors assez forte pour dire "les propriétaires sont des voleurs", "l'Etat doit retrouver sa mise". Et puis le pouvoir estime que l'Etat doit posséder un instrument économique. Tout cela implique un contrôle direct sur la rente pétrolière.
Quant à la démarche entreprise auprès du tribunal de Houston, je vous rappelle que la question du rôle du droit commercial relève de la politique et non du droit.
L'Etat américain laisse une obscure cour californienne titiller la France à travers l'affaire du Crédit Lyonnais. De même, si le tribunal de Houston poursuit ses démarches dans l'affaire Ioukos, c'est que l'Etat américain l'aura décidé. Mais je crois que Moscou se fera un peu plus rugueux que Paris envers les Etats-Unis.
Il me semble par ailleurs que la logique du conflit n'est pas la bonne pour Menatep, la holding qui contrôle Ioukos. Celle-ci s'est quand même faite sur le détournement de la caisse des jeunesses communistes. Il me semble que lorsqu'on réussit dans ces conditions, on ne peut exiger ensuite l'application du droit.
Cette reprise en main du secteur par Vladimir Poutine ne risque-t-elle pas d'effrayer les investisseurs étrangers ? Pourquoi le président russe parlait-il hier d'ouvrir le secteur pétrolier russe à la Chine?
- Tout d'abord, il faut regarder les réalités en face : il y a peu d'investisseurs étrangers en Russie et l'affaire Ioukos ne risque donc pas d'avoir une influence néfaste pour cela. Les quelques investisseurs étrangers ne sont d'ailleurs pas dans le secteur pétrolier. Ils savent donc qu'ils n'ont rien à craindre car Vladimir Poutine ne se tourne que vers les matières premières, ce qui d'ailleurs me semble justifié. Je vous rappelle que c'est quand même ce qu'a fait la France à certains moments.
Concernant la Chine, l'ouverture vers ce pays est d'abord purement économique: il suffit de regarder le marché des matières premières pour voir que la Chine pèse un poids de plus en plus lourds sur ce dernier. Or la Russie possède des matières premières et la Chine est en demande. Il est logique qu'une entente se fasse.
Ensuite il s'agit d'une question de géostratégie: pour les Chinois, l'occupation de l'Irak par les Etats-Unis est une menace.
Certains ont dit que ceux qui contrôleront les champs pétroliers du Golfe contrôleront le développement de la Chine. Pékin cherche donc à substituer la Russie à l'Irak.
Enfin, il s'agit d'une question de géostratégie russe: la Russie se reconstruit après la crise de 1998. Elle se sent menacée par les Etats-Unis et cherche des alliés, notamment en Asie. Elle a, ne l'oublions pas, une très longue frontière avec la Chine et le commerce entre les deux pays fait vivre toute la région frontalière. De bonnes relations sont donc capitales. Les renforcer encore est un moyen de dire aux Etats-Unis : "vous ne pouvez pas faire tout ce que vous voulez dans le monde, nous sommes là".
L'ancien patron de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, est depuis environ un an en prison. Certains ont affirmé qu'il s'agissait aussi de la mise à l'écart d'un opposant de Vladimir Poutine, qu'en pensez-vous ?
- La question ici est: "quel peut être l'avenir d'un homme qui était richissime mais qui avait construit son empire sur une collusion avec le pouvoir précédent?" Mikhaïl Khodorkovski est un homme qui a su se placer auprès du pouvoir eltsinien et a profité du dépeçage de la Russie soviétique.
Prétendre ensuite s'afficher comme un politique indépendant pose un problème d'éthique. Il utilisait ses moyens financiers pour acheter des organes de presse.
Jusqu'où peut-on permettre à des fortunes aussi troubles de s'investir dans le jeu politique ? Ce que dit Vladimir Poutine lorsqu'il fait arrêter Mikhaïl Khodorkovski, sur un dossier tout à fait solide d'ailleurs, c'est "je veux bien des hommes d'affaires, prouvez que vous pouvez mener à bien une industrie, mais je ne veux pas d'homme construisant un Etat dans l'Etat". Il ne peut y avoir de démocratie en Russie tant qu'il y aura une féodalité financière.
De toutes façons, la presse n'est pas indépendante en Russie depuis 1995-1996. A cette époque-là, les médias occidentaux n'ont pas bronché et commencer à se montrer sourcilleux aujourd'hui ne me semble ni sérieux ni honnête.
Pour moi, il ne peut y avoir de solution qu'à moyen ou long terme et cette solution ne peut passer que par la sortie d'une économie de rente.
Pour qu'il y ait un Etat démocratique, il faut que les richesses correspondent à une économie réelle. Celle-ci est nécessaire pour construire la base sociale.
Les conseillers de Vladimir Poutine n'ont pas ça en tête lorsqu'il favorise le développement de l'industrie pétrolière. Mais peu importe. Cette initiative est enclenchée, même à leur insu. Une politique qui vise à reconstruire l'économie est porteuse d'espoir démocratique.
Propos recueillis par Céline Louail
(le jeudi 23 décembre 2004)
(
Le Nouvel Observateur, 24.12.2004)