Stéphane Marchand
[24 décembre 2004]
Vladimir Poutine s'est rapproché hier de son objectif ultime, qui consiste à concentrer dans les mains de l'Etat russe l'immense pouvoir économique et politique que représente le pétrole. En offrant à Rosneft, une compagnie pétrolière publique dirigée par son ami Viktor Setchine, le contrôle de Youganskneftegaz, l'unité de production de la compagnie privée Youkos, le président russe a ramené 11% de recettes pétrolières supplémentaires dans le giron de l'Etat.
L'opération se déroulera en plusieurs étapes. Rosneft va d'abord acquérir BaikalFinansgroup, la structure ad hoc créée tout récemment par Moscou et qui a remporté Youganskneftegaz aux enchères dimanche pour 9,35 milliards de dollars. Ensuite, comme prévu depuis plusieurs mois, Gazprom, le numéro un mondial du gaz, achètera Rosneft, afin de parachever la création d'un géant semi-public des hydrocarbures qui pourrait contrôler à terme 30% du brut russe.
Dix ans après la vague de privatisations équivoques qui avait marqué le secteur des hydrocarbures sous la présidence de Boris Eltsine, la renationalisation vient de franchir un cap important. Du point de vue du Kremlin, la tâche est bien avancée. Certes, l'essentiel du brut russe reste produit par des compagnies privées (Sibneft, TNK, Slavneft, Surgutneftgasz et Lukoil, pour ne citer que les principales) mais leurs dirigeants – contrairement à ceux de Youkos – ont fait allégeance à Poutine et le prouvent en payant leurs impôts.
L'enjeu est de taille. Pétrole et gaz représentent 20% de l'économie russe, plus de la moitié de ses recettes d'exportation, et ces deux ressources comptaient l'année dernière pour 80% de l'indice RTS de la Bourse de Moscou. Vladimir Poutine possède un modèle, l'Arabie saoudite, où l'Aramco, la compagnie d'Etat, contrôle l'essentiel des activités dans les hydrocarbures. L'Aramco confère à la famille royale une puissance géopolitique considérable à travers l'influence qu'elle exerce sur les cours du brut. La Russie se pose en concurrente de l'Opep, le bras armé de l'Arabie saoudite sur les marchés pétroliers. La stratégie du Kremlin bénéficie de l'assentiment d'un large segment de l'opinion russe. Elle est rendue plus urgente par les derniers développements en Asie centrale. A partir de 2005, une partie du brut de la mer Caspienne pourra être exportée vers la Turquie sans transiter par la Russie, ce qui représente indéniablement un affaiblissement pour Moscou.
La victoire de Vladimir Poutine consacre la défaite de son adversaire Mikhaïl Khodorkovski, en prison depuis un an pour fraude fiscale et qui avait eu le privilège indu d'acheter Youkos en 1995 pour la somme ridicule de 350 millions de dollars. Avec la vente aux enchères, dimanche, de Youganskneftegaz, Youkos a perdu 60% de son pétrole et sa dette s'élève toujours à 10 milliards de dollars. L'Etat lui réclame au total des arriérés d'impôts de 23 milliards de dollars. La société risque tout simplement de disparaître.
La bataille pour le contrôle du pétrole russe se double d'un affrontement entre clans d'affaires rivaux. Chaque camp veut mettre le droit de son côté. Hier, Vladimir Poutine tentait de convaincre: «Aujourd'hui, l'Etat a utilisé des mécanismes absolument légaux de marché pour assurer ses intérêts...
L'acquisition par Rosneft, compagnie détenue à 100% par l'Etat, de cette compagnie... euh je ne sais plus son nom, Baltiïskaïa... Baïkal... bref de Iouganskneftegaz, s'est faite selon moi de manière tout à fait légale.» Le président russe en a profité pour jeter le discrédit sur l'ancien régime et sur ses privatisations: «Vous savez tous comment se sont passées les privatisations au début des années 90. Beaucoup de participants avaient obtenu la propriété de l'Etat pour plusieurs milliards en utilisant différentes astuces, dont certaines violaient la loi.» Une allusion limpide à Khodorkovski.
De son côté, Youkos a répété qu'il poursuivrait en justice les acheteurs de sa filiale Iouganskenftegaz, y compris Rosneft: «La compagnie et ses actionnaires contesteront en justice les droits de propriété des acquéreurs des actions de Iouganskneftegaz... Nous le ferons aussi bien en Russie que devant les tribunaux internationaux.»
Toute l'affaire a créé chez les investisseurs un certain malaise à propos du marché russe. L'idée se répand que la nouvelle donne, loin de réduire la corruption chronique, se traduira en fait par une simple redistribution des mêmes cartes à de nouveaux oligarques. Entre janvier et septembre, les sorties de capitaux ont triplé pour atteindre 10,9 milliards de dollars.
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Le Figaro, 24.12.2004)