20.12.04
Hier encore, lundi 20 décembre, on s'interrogeait sur les intérêts cachés par la société Baïkal Finance, qui a emporté avant-hier aux enchères la filiale pétrolière Iougansk. Le démantèlement de Ioukos participe à la restructuration d'un secteur clé en Russie. L’affaire pointe les failles de l'État de droit dans ce pays
Une vente aux enchères expédiée en une dizaine de minutes. Deux entreprises présentes seulement contre les quatre autorisées à participer à la vente. Baïkal Finance, une société inconnue qui, contre toute attente, s’empare pour 9,348 milliards de dollars (7 milliards d’euros) de la filiale extrayant 62 % du pétrole de Ioukos. Un rival très attendu et de poids, la filiale du groupe Gazprom, dont l’État est de loin le principal actionnaire, qui ne renchérit pas, demande à téléphoner puis se tait et attend les trois coups de marteau clôturant les enchères. Mieux, qui va féliciter le nouvel acquéreur. La vente avant-hier à Moscou de 76,79 % des actions de Iouganskneftegaz, la principale filiale du groupe pétrolier russe en redressement fiscal Ioukos, a ressemblé à un jeu de scène, sans que soit dévoilé ce qui se déroule en coulisse. L’homme et la femme représentant Baïkal Finance, qui devaient donner une conférence de presse annoncée après la vente, se sont aussitôt esquivés, rapporte l’AFP.
«Nous ne savons rien de cette compagnie», a déclaré le chef du fonds des biens d’État organisant la vente. Le mystère entourant Baïkal Finance restait donc entier hier. La société est connue seulement pour être enregistrée à Tver, ville au nord-ouest de Moscou. D’après le journal russe Kommersant, son adresse est celle d’un débit de boissons appelé Londres qui sert de boîte aux lettres à 150 sociétés. Baïkal Finance n’aurait été créé que mercredi dernier, selon la presse russe. «Il s’agit sans doute d’une société écran de droit russe qui n’existera plus dans un mois ou deux», suppose l’expert suisse en criminologie financière André Strebel, auteur avec le Luxembourgeois Ernest Backes d’un épais rapport sur la Menatep, holding représentant les principaux actionnaires de Ioukos. «C’est un paravent dressé pour bloquer les prétentions de Total, Amoco ou BP sur le pétrole du pays à un moment où les producteurs occidentaux ont besoin de diversifier leurs ressources. Faire une telle vente un dimanche après-midi était aussi une bonne façon de compliquer la tâche à d’éventuels donneurs d’ordre occidentaux.»
«Iouganskneftegaz a été vendue selon les meilleures traditions des années 1990», a commenté, via ses avocats, Mikhaïl Khodorkovski, l’ancien patron de Ioukos emprisonné, en référence aux acquisitions d’entreprises auxquelles l’oligarque a lui-même participé. C’est d’ailleurs dans des conditions controversées que, dirigeant alors sa banque Menatep, il a racheté Ioukos lors de la privatisation du groupe pétrolier en 1994-1995.
La véritable stratégie de Poutine
La reprise en main aujourd’hui des ressources énergétiques du pays est analysée comme la véritable stratégie de Vladimir Poutine suivie derrière ce qui reste présenté comme un redressement fiscal contre Ioukos. Officiellement, les grands producteurs russes déclarent toutefois n’avoir aucun lien avec Baïkal Finance. Gazprom, comme le groupe pétrolier privé Surgutneftegaz, absent des enchères mais considéré proche du pouvoir, ont tous deux démenti avant-hier avoir des liens avec le repreneur, a rapporté l’agence Interfax.
Ioukos affiche encore la volonté de se battre. Le porte-parole du groupe pétrolier, Alexandre Chadrine, a réagi avec véhémence après les enchères : «Celui qui est derrière le vainqueur ainsi que ceux qui l’ont aidé sur le plan financier ont porté un coup irréparable à leur réputation.» «La vente de Iouganskneftegaz est illégale du point de vue du droit russe et international, ce qui a déjà été confirmé par un tribunal indépendant et neutre», a-t-il poursuivi, en référence au tribunal de Houston.
Ioukos avait en effet tenté, la semaine dernière, d’empêcher la vente aux enchères de sa filiale, en invoquant la loi américaine sur les faillites (chapitre 11), qui protège une entreprise de ses créanciers en prouvant par des relevés de comptes que le groupe détenait des actifs américains. Jeudi dernier, le tribunal texan des faillites a ordonné de suspendre la vente pour dix jours. Gazprom a fait appel, mais la justice fédérale américaine a confirmé samedi l’arrêt. Moscou s’en est moqué, mais, par crainte d’éventuelles poursuites, le consortium bancaire mené par Deutsche Bank (avec BNP Paribas et JP Morgan), qui devait prêter 10 milliards d’euros à Gazprom pour lui permettre d’acheter Iouganskneftegaz, a alors gelé son financement. Selon un analyste bancaire cité par l’AFP, Baïkal Finance aurait simplement été monté pour «protéger les intérêts de Gazprom vis-à-vis de la justice américaine».
Les bizarreries de la vente aux enchères de dimanche 19 décembre, qui, ironie de l’histoire, s’est déroulée au siège de l’agence russe garante des normes, pointent l’absence de la Russie de la liste noire du blanchiment. Sous pression politique du G7, le pays a même été fait membre à part entière du Gafi, où donc, en théorie, une société écran ne peut être ainsi créée. La Russie reste par ailleurs non signataire de la convention anti-corruption de 1997 de l’OCDE.
Sébastien MAILLARD
( La Croix, 20.12.2004)
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L'Observatrice
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