En lisant cette interview de Jacques Sapir (cf ci-dessous) je ne peux qu’éprouver un sentiment de honte pour la communauté des chercheurs et spécialistes « notamment ( sic!)» de la Russie que M. Sapir compromet par ses déclarations. N’avions nous pas tiré les leçons de l’aveuglement d’une bonne partie de la communauté intellectuelle française vis-à-vis de l’Union Soviétique, celle-là même qui niait la réalité des camps et s’enthousiasmait devant les réalisations de l’économie soviétique ? Non, nous ne les avons pas tirées.
Relevons pour commencer quelques erreurs factuelles et absurdités, comme la phrase signalant que Mikhaïl Khodorkovski « utilisait ses moyens financiers pour acheter des organes de presse » où le pluriel et l’itératif sont manifestement de trop (Khodorkovski est propriétaire du seul quotidien Les Nouvelles de Moscou, dont le poids est dérisoire face au contrôle absolu exercé par l’État sur tout l’audiovisuel), et qui devrait tout de même faire lever quelques sourcils dans un pays – le nôtre – où la quasi-totalité des groupes de presse appartient également à des hommes d’affaires sans que cela n’ait encore servi de prétexte à leur incarcération .
L’analyse de M. Sapir portant sur la politique étrangère énergétique de M. Poutine est tout simplement stupéfiante. En effet, l’un des points de friction bien connu entre Khodorkovski et Poutine était la direction que devaient prendre les exportations de brut russe. Alors que Khodorkovski souhaitait précisément développer son partenariat commercial avec la Chine, Poutine exigeait quant à lui que l’oléoduc soit dirigé vers le Japon. Comment expliquer ce revirement brutal ? L’intérêt économique du projet élaboré par Khodorkovski aurait-il finalement séduit les conseillers de Poutine… à partir du moment où ces derniers en devenaient les principaux bénéficiaires ?
Mais y a-t-il encore une véritable politique étrangère russe en ce moment ? Elle ressemble à un bateau ivre, barrant tantôt à droite, tantôt à gauche, sous l’effet des crises de colères des hommes du pouvoir contre tel ou tel pays, et sur fond . Tantôt Poutine soutient Bush dans sa campagne électorale et le félicite de sa victoire, tantôt il met en doute la légitimité des élections américaines. Une année Poutine décide de favoriser le Japon face à la Chine, l’année suivante il fait le contraire…
Mais c’est surtout la phrase de conclusion de cette interview qui est un concentré d’hypocrisie et de contre-vérités : « Pour qu'il y ait un Etat démocratique, il faut que les richesses correspondent à une économie réelle. Celle-ci est nécessaire pour construire la base sociale. Les conseillers de Vladimir Poutine n'ont pas ça en tête lorsqu'il favorise le développement de l'industrie pétrolière. Mais peu importe. Cette initiative est enclenchée, même à leur insu. Une politique qui vise à reconstruire l'économie est porteuse d'espoir démocratique. »
La seule concession au réalisme dans cette petite merveille de jésuitisme est l’aveu que les conseillers de Poutine n’ont pas « ça » (comprenez – la démocratie et le bien public) en tête lorsqu’ils font glisser dans leur poche le plus beau fleuron de l’industrie pétrolière russe. Mais les représenter, en quelque sorte, comme « une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien » ne me semble pas témoigner d’une vision politique très sobre.
En quoi la confiscation d’une entreprise par une autre – moins rentable et moins bien gérée et qui ne sert les intérêts de l’État qu’en apparence – peut elle être interprétée en terme de mise en correspondance des richesses et d’une économie réelle ?! C’est bien la preuve au contraire que le pouvoir russe actuel construit toute sa politique économique sur une conjoncture favorable, mais temporaire : le niveau exceptionnellement élevé des prix du pétrole. Comme à l’époque communiste, le décalage s’accentue entre d’un côté l’optimiste volontariste des discours officiels et des objectifs à atteindre, et la réalité de la croissance qui se ralentit, des investissements qui stagnent et d’un PIB inférieur à celui du Portugal. Aucune idée nouvelle dans cette politique économique, aucune réforme de fond, rien que la prise de contrôle d’actifs particulièrement juteux par une mafia familiale proche de Poutine qui n’a rien à envier à celle qui entourait le président Eltsine. M. Sapir, vous qui êtes si prompt à dénoncer les collusions et convergences d’intérêts dans l’entourage de l’ex-président russe, les liens familiaux existants entre le procureur général et le principal bénéficiaire de l’ affaire Ioukos Igor Setchine ne vous « interpellent » pas, comme on dit ? Les détails du rachat de la compagnie des Pétroles du Nord (Severnaja Neft’) ne sont-ils pas connus d’un spécialiste de la Russie de votre envergure ? (La petite compagnie appartenant à l’ex-ministre Vavilov a été rachetée pour 600 millions de dollars – un prix deux fois supérieur à sa valeur réelle – par la désormais célèbre compagnie « d’État » Rosneft, donc avec l’argent du contribuable russe. La différence a été « équitablement » partagée entre les différents protagonistes de l’affaire – Vavilov, Setchine et Bogdanchikov – en échange de l’immunité judiciaire promise par ces bons amis de Poutine à Vavilov.)
Enfin, comment peut-on sans rougir affirmer que l’affaire Ioukos est porteuse d’en « espoir démocratique », lorsque le prix à payer pour cette expropriation est la compromission du système judiciaire dans son ensemble et sa soumission totale à l’exécutif ? Lorsque, au lieu de réformer le système fiscal et de boucher les trous que certaines entreprises ont utilisés dans le passé pour réduire excessivement leur charge fiscale (et que d’autres entreprises continuent d’utiliser avec la bénédiction du Kremlin), le pouvoir se livre à l’élimination sélective des contribuables concernés ? Lorsque, pour se prémunir d’une contestation populaire (bien improbable dans un pays baignant dans une idéologie revancharde abondamment relayée par les médias), le pouvoir n’a de cesse de réduire les libertés d’expression (droit de manifester interdits dans de nombreux endroits, notamment aux abords des… tribunaux, complication permanente des procédures d’enregistrement de partis politiques, relèvement du seuil minimal de représentation à la Douma (de 5 à 10 % des voix), attaques permanentes contre les Associations de Défense des Droits de l’Homme…) ?
Que des considérations de realpolitik conduisent nos hommes politiques à fermer les yeux sur ce cas scandaleux peut sinon se justifier, du moins se comprendre, mais lorsque des chercheurs et des spécialistes ayant vocation à former des étudiants jonglent ainsi avec les notions de droit et de justice, occultent des faits et en déforment d’autres, on finit par se demander à quel niveau se situent les « problèmes d’éthique » !
L'Observatrice