Il y a trois ans, le 25 octobre 2003, par une nuit glaciale, les forces de sécurité russes, armées de mitrailleuses, arrêtaient le chef d'entreprise médiatique Mikhaïl Khodorkovski, sur le tarmac d'un aéroport au fin fond de la Sibérie. A l'issue d'une parodie de procès, in fine "politique", ainsi que l'a reconnu l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, marqué par l'absence de charges réelles et des violations permanentes des règles de droit, Khodorkovski a été condamné à huit ans d'emprisonnement.
Il était accusé de crimes qu'il n'avait pas commis. Son plus grand succès, le redressement de la compagnie pétrolière privée Ioukos, devenue un exemple flamboyant de transparence et de bonne gouvernance dans un pays où ces qualités sont rares, était attaqué pour fraude fiscale. Cette attaque ne manquait pas de sel : Ioukos était alors le plus gros contribuable du pays et ses impôts payés représentaient 5 % du PIB de la Russie !
Alors que Ioukos tentait de négocier un accord amiable, le montant d'impôts qui lui était demandé continuait à grimper, dans une volonté manifeste de conduire cette entreprise privée à la faillite puis de la remettre sous la coupe de l'Etat. Fin 2004, le montant d'impôts réclamé atteignait 8 dollars pour chaque dollar de revenu de l'entreprise. En attendant que Ioukos soit finalement contrainte à la faillite et ses biens spoliés par l'Etat, Mikhaïl Khodorkovski était emprisonné et purgeait sa peine dans un camp de travail perdu aux confins de la Sibérie.
Trois ans après le procès, après le massacre de Beslan, après l'introduction en Bourse, à Londres, de la société Rosneft constituée des dépouilles de Ioukos, après le chantage au gaz contre l'Ukraine, après la persécution contre les Géorgiens, et jusqu'aux meurtres du banquier Andreï Kozlov et de la journaliste Anna Politkovskaïa, le décalage entre les ambitions de l'entrepreneur russe et la réalité de son pays est flagrant. Alors que l'autoritarisme à Moscou se renforce mois après mois, il faut moins que jamais négliger le cas Khodorkovski.
Le camp de travail dans lequel il croupit, près de la frontière avec la Chine, est célèbre dans l'histoire russe comme étant le lieu où le tsar Nicolas Ier envoya les "décembristes" à la suite de leur insurrection ratée contre lui, en 1825. Après son arrivée au camp de travail, Mikhaïl Khodorkovski se comparait lui-même à un "décembriste", jugeant que le Kremlin essayait "de (l')isoler du peuple et du pays, de se débarrasser de (lui), prouvant une fois de plus son incapacité totale au dialogue et à la discussion avec l'opposition". Et concluant : "Ils espèrent que je serai vite oublié, que le combat est terminé, qu'il faut se résigner au règne sans partage d'une bureaucratie imbue d'elle-même. En réalité, le combat ne fait que commencer."
On ne peut que constater à quel point l'analyse de Khodorkovski était juste. Comme les "décembristes", sa conviction, typiquement russe, est qu'en dépit de leur histoire et des stéréotypes occidentaux, les Russes ont une aspiration profonde à la liberté. Khodorkovski est un Russe moderne, qui combattait non seulement pour la transparence et la bonne gouvernance, mais aussi pour l'économie de marché en général, dans une vraie démocratie nourrie d'une société civile active.
Il a hissé la philanthropie à un niveau inconnu en Russie. Aujourd'hui, sa fondation, Russie ouverte, qui assurait des programmes de soutien éducatif et social, a succombé aux attaques de ceux qui s'en étaient pris au personnage lui-même. En un exemple illustrant l'exécrable niveau auquel a sombré la campagne contre Khodorkovski, la police, en armes, a effectué un raid contre l'école construite par sa fondation près de Moscou et destinée aux orphelins de guerre.
L'embastillage de Khodorkovski est un message clair envoyé au peuple russe : "N'osez pas." N'osez pas prendre la liberté au sérieux, vous dresser pour des principes, dire ce que vous pensez, défier, vous élever. Si vous osez, vous serez brisé.
Se dresser aujourd'hui pour Khodorkovski, c'est se dresser pour la libre entreprise, la concurrence, l'Etat de droit et les droits de l'homme. L'oublier, c'est baisser les bras, renoncer face à la corruption, aux monopoles d'Etat, aux abus de pouvoir et aux insultes faites à la démocratie.
Khodorkovski a récemment déclaré : "A la différence de mes persécuteurs, j'ai réalisé que faire de l'argent est loin d'être le but ultime de la vie d'un homme, cette époque-là est derrière moi, maintenant je souhaite m'investir dans l'intérêt général, celui des générations qui vont bientôt diriger ce pays, ces générations qui croient dans les valeurs et gardent l'espoir."
N'oublions pas l'homme et ce qu'il représente. Son message et sa mission sont aujourd'hui plus importants que jamais.
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Robert R. Amsterdam est l'avocat international de Mikhaïl B. Khodorkovski.