Analyse.
Daniel Eskenazi
Lundi 24 juillet 2006
Un véritable «hold-up». Alors que les anciens actionnaires de Yukos, pour certains des amis de l'ancien président Boris Eltsine, avaient obtenu des parts du géant énergétique dans des conditions pour le moins discutables, ils ont cette fois crié au scandale lors de l'entrée en Bourse de Rosneft: le géant pétrolier est issu de la confiscation des actifs de Yukos. La semaine dernière, les anciens actionnaires voulaient donc empêcher juridiquement qu'une introduction en Bourse se fasse à Londres. Mais en Grande-Bretagne, la Haute cour de justice a dit n'avoir aucune possibilité de condamner le gouvernement russe. Le célèbre financier George Soros n'a pas hésité à juger l'opération «moralement répréhensible et juridiquement intenable», mais rien n'y a fait.
Rosneft est entrée en Bourse à Moscou, puis à Londres. L'opération n'a pas été un énorme succès, en raison des craintes de la communauté financière. La demande aurait été 1,5 fois plus élevée que l'offre, ce qui est extrêmement faible pour la plus grande IPO de l'histoire russe et la sixième de tous les temps. Les volumes d'échanges ont été ridicules: 25 millions sur un total de 1,4 milliard de titres émis.
Mais l'entrée en Bourse de Rosneft comporte deux avantages. Elle a permis à Poutine de récolter environ 10,5 milliards de dollars en ne cédant que 15% de la totalité des actions. Rosneft vaut désormais 80 milliards et le président russe garde le contrôle sur une société nationalisée avec quelques gros actionnaires internationaux triés sur le volet. Mieux encore: grâce au géant pétrolier, la Russie renforce son rôle de superpuissance énergétique sur l'échiquier international.
Ironie du sort, la semaine précédant l'IPO de Rosneft, Poutine axait la rencontre des huit plus grandes puissances à Saint-Pétersbourg sur le thème de la sécurité énergétique, alors que la Russie n'a pas signé la Charte de l'énergie. Celle-ci prévoit notamment des indemnités en cas d'expropriation. La Russie serait bien prête à la ratifier, mais Poutine, en fin stratège, ne fait aucune concession sans contrepartie. De son point de vue, l'Europe devrait accepter que des sociétés pétrolières du Vieux Continent se fassent racheter par les Russes. Mais comme le protectionnisme est à la mode dans le secteur énergétique, les Européens comme la France auraient du mal à accepter que leurs champions nationaux portent d'autres couleurs que les leurs. Si bien que l'Europe, qui s'approvisionne largement en énergie russe, dispose de peu de moyens pour exercer une pression sur la Russie.
Conséquence directe: Pendant que Mikhaïl Khodorkovski, ancien patron de Yukos, croupit dans une prison de Sibérie, proche d'une mine d'uranium, Vladimir Poutine peut se frotter les mains. Il a réussi à nationaliser Yukos avant d'en privatiser une petite partie. Il a dicté aussi les règles du jeu à différentes parties. Aux anciens oligarques, comme vraisemblablement Roman Abramovitch, propriétaire du club londonien de Chelsea, il a demandé de participer à l'IPO. Ces derniers se seraient exécutés, vu le traitement de faveur que Poutine leur a réservé. Il en a fait de même avec les multinationales Petronas, BP et China National Petroleum. La première, malaisienne, a investi 1,1 milliard de dollars, la seconde, anglaise, un milliard et la troisième, chinoise, 500 millions. Aucune n'a bronché, car leur calcul est simple: en participant à l'IPO de Rosneft, elles obtiennent des droits d'exploitation et de prospection sur le long terme. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si BP est actuellement en discussion avec Rosneft pour la création d'une coentreprise. Quant à Poutine, son calcul est aussi simple que financier. En Russie, le pétrole facile est en voie d'extinction. Pour trouver l'or noir, il faut creuser plus profond avec des technologies toujours plus sophistiquées et donc très coûteuses. Bref, sans une aide financière des grands groupes pétroliers, la Russie rencontrera rapidement des problèmes d'extraction.
En effet, si le rapport de force est actuellement en faveur de la Russie, la situation pourrait radicalement changer. Le pays extrait des quantités énormes de pétrole, avec une vision à court terme du profit. D'ici à vingt voire trente ans, les réserves pourraient être épuisées. Alors, la Russie ne pourra plus brandir l'arme pétrolière. D'autant plus que son or noir n'est pas de bonne qualité. Des lendemains qui déchantent?