Le géant pétrolier menacé de faillite. C'est aujourd'hui qu'un tribunal moscovite doit se prononcer. Alors que certains songent déjà à dépecer la dépouille. D ans sa prison sibérienne, Mikhail Khodorkovski vient de fêter ce week-end son millième jour derrière les barreaux. Il y a trois ans, c'était l'homme le plus riche de Russie, loué pour avoir su créer un groupe pétrolier efficace et transparent, respectueux des règles de la « corporate governance » à l'occidentale. C'était aussi un oligarque mal vu par la majorité des Russes car, lors des chaotiques privatisations pendant les folles années post-communistes, il s'était enrichi trop facilement et trop rapidement.
Aujourd'hui, « Misha » est un prisonnier presque comme un autre. Il se préoccupe avant tout de son régime de détention et redoute que de nouveaux motifs ne soient trouvés pour l'envoyer en cellule d'isolement. Plusieurs fois, il a déjà goûté au cachot. Pour avoir bu du thé dans une pièce où le règlement l'interdisait. Et pour avoir quitté son poste de travail à un moment non autorisé. Dans sa prison, il ne s'agissait pas d'un bureau de directeur mais... d'une machine à coudre.
« Il est surtout inquiet des conditions de vie quotidienne dans sa prison », vient de confirmer Anton Drel, l'un des avocats de Mikhail Khodorkovski. C'est pourtant à 6.000 kilomètres à l'ouest de cette colonie sibérienne que doit aujourd'hui se tenir le dernier épisode de la longue saga politico-judiciaire qui porte son nom. Le tribunal d'arbitrage de Moscou s'apprête en effet à confirmer la faillite financière de Ioukos, l'ex-géant pétrolier fondé et dirigé par l'ex-oligarque. La semaine dernière, l'administrateur chargé du redressement de la compagnie a déjà obtenu l'aval des créanciers pour sa mise en liquidation : Ioukos n'a plus selon lui les moyens de recouvrir un endettement total de plus de 18 milliards de dollars. Le soutien des créanciers n'est pas une surprise. Pour l'essentiel, il s'agit des autorités fiscales russes et du groupe pétrolier public Rosneft. C'est-à-dire les deux principaux acteurs de l'affaire Khodorkovski lancée le 25 octobre 2003.
Ce jour-là, manu militari, Mikhail Khodorkovski est arrêté dans un aéroport de Sibérie. Inculpé officiellement de fraudes et d'évasion fiscale à grande échelle, le PDG de Ioukos aurait en fait effrayé le Kremlin. À la tête d'un groupe de plus en plus grand et de plus en plus attractif aux yeux des investisseurs étrangers, le flamboyant oligarque aurait vu trop large : il envisageait une fusion avec un groupe américain et défendait la construction d'un nouveau pipeline vers la Chine. Des projets internationaux d'autant plus préoccupants pour le Kremlin, soucieux de contrôler le secteur clef de l'énergie, que « Misha » était aussi soupçonné de nourrir des projets politiques sur la scène nationale. Il finançait des partis libéraux et ne cachait pas ses ambitions présidentielles. Face à la « menace Khodorkovski », les partisans de la méthode forte autour du président Poutine auraient alors convaincu le président de lancer l'offensive judiciaire. Ioukos s'est retrouvé avec des redressements fiscaux de 27 milliards de dollars. Le célèbre patron a été condamné à huit années de prison. Et, progressivement, son groupe a été démantelé.
Cette offensive a suscité l'indignation à l'étranger et dans les étroits milieux libéraux à Moscou. Pour eux, il n'y a pas de doute : l'ancien PDG est un prisonnier politique dont le sort a été fixé par le Kremlin. Pour écarter un potentiel ennemi. Et pour dépecer sa compagnie pétrolière au profit de l'État. À cette double fin, le président Poutine est soupçonné d'avoir profité de l'impopularité de Khodorkovski. Dans les années 90, l'opportuniste banquier avait racheté pour une bouchée de pain l'un des joyaux de l'économie du pays alors que ces privatisations avaient appauvri tant de Russes ordinaires. Avec enthousiasme, puis dans l'indifférence, la Russie profonde a depuis suivi les suites de l'affaire : au terme d'une vente aux enchères jugée de « farce » par les observateurs internationaux, la principale filiale de Ioukos est passée aux mains de Rosneft, le groupe pétrolier public.
Ayant ainsi triplé sa production d'un seul coup, cette compagnie, pourtant peu réputée jusqu'alors pour son efficacité et sa transparence, vient d'attirer plusieurs investisseurs occidentaux, dont la compagnie britannique BP, lors de son entrée en Bourse partielle. Un succès financier. Doublé d'un beau tour de passe-passe politique. Le Kremlin a réussi à faire taire tant de voix critiques étrangères. Et à abandonner Mikhail Khodorkovski à son triste sort dans la bonne vieille Sibérie.
Moscou.
BENJAMIN QUÉNELLE