Vladimir Poutine contre l'Unesco : le scénario est original. Et l'enjeu extraordinaire : la "perle de Sibérie", le lac Baïkal, dont tous ceux qui l'ont approché gardent un souvenir impérissable. Plus ancien lac du monde - il s'est formé voici 25 millions d'années -, cette petite mer intérieure, longue de 600 kilomètres sur 60 kilomètres de large, abrite dans ses eaux limpides plongeant jusqu'à 1 637 mètres une faune unique et remarquable.
Or, soutenue par le président russe, la compagnie d'Etat Transneft veut construire un oléoduc allant d'Irkoutsk, près du lac, jusqu'à Perevoznaya, près de Vladivostok, sur le Pacifique. Cet oléoduc serait le plus grand du monde : long de 4 200 kilomètres, il aurait une capacité de transport de 80 millions de tonnes de pétrole par an. Sa construction mobilisera 15 milliards d'euros. Le président russe a indiqué lors de son voyage en Iakoutie, le 6 janvier, que le projet serait lancé "l'été prochain". Il a également certifié que les formalités relatives à la première tranche prendront fin en avril. Un seul hic dans la volonté présidentielle : passant à 800 mètres du lac Baïkal, le projet d'oléoduc pourrait le polluer en cas de rupture ou d'accident.
Depuis que le tracé a été annoncé, les écologistes russes se mobilisent, avec d'autant plus d'écho que le lac est un emblème national : même sous le régime soviétique, dans les années 1950 et 1960, la protestation contre les projets qui le visaient avait pu s'exprimer assez librement. Elle trouve maintenant un écho international, puisque le lac Baïkal est inscrit depuis 1996 au nombre des sites du Patrimoine mondial gérés par l'Unesco.
En juillet 2005, le Comité du patrimoine mondial a pris position dans le dossier Transneft. Rappelant "la valeur universelle exceptionnelle" du lac, il a jugé que "tout développement d'oléoduc franchissant le bassin versant du lac Baïkal et de ses principaux affluents justifierait l'inscription du lac sur la liste du Patrimoine mondial en péril". Selon l'étude de l'Unesco, l'oléoduc traverse des zones sismiques sur 66 % de son parcours. Or le passé de Transneft en termes de sécurité ne plaide pas pour la compagnie : entre 1993 et 2001, dans la région d'Irkoutsk, "six pollutions majeures, impliquant un total de 42 000 tonnes de pétrole, ont été officiellement enregistrées".
Dans les années 1990, d'ailleurs, la pose d'un gazoduc entre Irkoutsk et une ville du sud du lac, Baïkalsk, avait été abandonnée, précisément en raison du risque sismique (Le Monde du 10 janvier 1995). Le 30 janvier, un oléoduc géré par une filiale de Transneft a, dans la république d'Oudmourtie, laissé échapper plus de 3 000 tonnes de pétrole.
Un groupe de 52 experts russes a étudié le dossier Transneft pour l'organisme étatique Rostekhnadzor (service fédéral pour la supervision écologique, technologique et atomique). Dans son rapport, rendu fin janvier, 43 des experts ont signé une déclaration concluant que l'oléoduc créerait "un danger potentiel important" pour le lac Baïkal.
LÉOPARDS D'EXTRÊME-ORIENT
Mais Transneft s'oppose au contournement du lac, qui renchérirait le coût du projet. "Si une décision négative était prise, a dit son vice-président, Sergeï Grigoriev à l'agence Interfax, nous sommes préparés à poursuivre Rostekhnadzor et prouver en justice que les objections sont illégitimes. Ceci est un projet de haute technologie, et les accidents sont impossibles." Le tube sera conçu pour résister à des séismes d'un degré 9 sur l'échelle de Richter, a-t-il déclaré à l'Agence France Presse. La compagnie est soutenue par Vladimir Poutine, qui a critiqué la lenteur de l'enquête. Et, le 22 février, dans une interview au journal Rossiiskaya Gazeta, le ministre de l'énergie, Victor Kristenko, a déclaré : "Je n'ai aucun élément me faisant dire que nous serons en retard sur le calendrier des travaux."
Le Rostekhnadzor devait publier un décret sur la base du rapport d'experts, mais il ne l'a fait que partiellement. Le 6 février, il a publié un avis concluant qu'un autre point litigieux du projet, son arrivée à Perevojnaia, près de Vladivostok, devait être modifié : l'endroit est en effet situé à 1 kilomètre de la réserve naturelle de Kedrovaia Pad, où subsistent, au nombre d'une trentaine, les derniers léopards d'Extrême-Orient. En revanche, il a repoussé d'un mois son avis sur le passage de l'oléoduc à proximité du lac.
L'Unesco vient appuyer les scientifiques et les écologistes russes. D'après la Convention du patrimoine mondial, signée par la Russie comme par 180 autres Etats, le Comité peut déclarer un site "en péril", ce qui prend à témoin l'opinion mondiale et peut avoir des conséquences touristiques : "Beaucoup de touristes utilisent la liste comme un guide, surtout les Chinois et les Japonais, assure Mechtild Rössler, du Centre du patrimoine mondial de l'Unesco. Si le Baïkal est à dix heures d'avion de l'Europe de l'Ouest, il est à trois heures du Japon." Et la responsable de préciser : "La position du Comité est claire. On ne peut pas faire passer un oléoduc à travers un site du Patrimoine mondial."
Hervé Kempf et Madeleine Vatel (à Moscou)
La question du tracé et de l'exploitation d'un nouvel oléoduc était l'un des points sur lesquels la compagnie Yukos et l'Etat russe s'opposaient violemment en 2003, et certains pensent même que ce conflit a pu être l'une des causes (parmi d'autres) de l'attaque de l'Etat contre la compagnie.
A l'époque, l'Etat, représenté par la compagnie Transneft, souhaitait diriger l'oléoduc vers Nakhodka en passant par le nord du Baïkal, zone présentant des risques sismiques et contenant la majorité des affluents du Baïkal, pour transporter le pétrôle vers le Japon. Khodorkovsky, lui, prônait un tracé contournant le sud du Baïkal - ce qui avait le désavantage de couper un bout de la Reserve Naturelle de Tunkisk - et en direction de la Chine. Le ministère de l'Ecologie russe avait bloqué les deux projets.
Le nouveau tracé de l'oléoduc est une combinaison, en nettement plus ambitieux, des deux projets de 2003, un chantier gigantesque qui deservirait, si j'ai bien compris, les deux directions (via une bifurcation), et permettrait de transporter une quantité de pétrôle triple de celle qui était prévue en 2003. Malheureusement les risques écologiques sont à la mesure du chantier - énormes.
Affaire à suivre