Le sort de Ioukos pourrait être réglé définitivement le 28 mars lors de l'examen, par un tribunal moscovite, de sa mise en faillite. Pour la holding GML, premier actionnaire (53 %) de la compagnie pétrolière fondée par l'ex-PDG, Mikhaïl Khodorkovsky, l'heure de vérité approche. "A l'évidence, le gouvernement russe veut la mort de Ioukos. Les banquiers ont agi sur des instructions venues de haut lieu. Nous n'allons pas nous laisser faire" : directeur de GML, Tim Osborne est déterminé à tout faire pour éviter l'issue fatale.
Le récent rachat à un consortium de banques créancières occidentales par le groupe d'hydrocarbures d'Etat Rosneft de la dette de 482 millions de dollars (396 millions d'euros) contractée par Ioukos complique toutefois la tâche de M. Osborne. Holding immatriculée à Gibraltar, GML contrôle les actifs qui ont échappé au dépeçage, orchestré par le Kremlin, de l'ancien numéro un russe des hydrocarbures. Il s'agit de deux sociétés opérationnelles russes produisant 650 000 barils de brut par jour, de participations dans la raffinerie Mazelkiu Nafta en Lituanie et dans un oléoduc slovaque, d'intérêts dans la distribution d'essence en Russie.
GML appartient à 70 % à Leonide Nevzline, réfugié en Israël, à qui Mikhaïl Khodorkovsky, a transféré ses actifs. Le reste est détenu par d'anciens associés du magnat déchu, qui purge une peine de huit ans pour fraude fiscale. Depuis Londres, l'Américain Steven Theede, arrivé à la tête de Ioukos à l'automne 2003, tente de mener un groupe "réduit aux acquêts" à travers la tourmente judiciaire et financière.
En prévision de la décision cruciale du tribunal, les autorités russes ont durci le ton. En décembre 2005, le fisc a exigé le versement de 3,5 milliards de dollars supplémentaires en arriérés d'impôts, ce qui porte à 31,5 milliards de dollars le redressement fiscal imposé par la justice russe. Grâce au prix élevé du pétrole et de la vente d'avoirs, Ioukos est parvenu à rembourser 21,6 milliards de dollars.
Pour s'acquitter de sa mission, M. Osborne privilégie les poursuites contre la Russie devant les tribunaux internationaux. GML réclame d'abord 28 milliards de dollars à la Fédération de Russie pour violation du traité de la Charte énergétique visant à protéger les investissements étrangers dans ce secteur dans les pays de l'ancien bloc de l'Est. A l'écouter, cette masse financière équivaut à la destruction de la valeur du groupe depuis l'arrestation de Khodorkovsky, en octobre 2003. La plainte a été déposée devant la Cour permanente d'arbitrage de La Haye.
Ensuite, M. Osborne réclame devant une juridiction londonienne le remboursement de 800 millions de dollars dans le cadre du prêt octroyé à Iouganskneftegaz, la filiale de Ioukos rachetée en décembre 2004 dans des conditions mystérieuses par Rosneft. Un "Branle-bas" juridique aussi pour les petits actionnaires américains détenteurs d'obligations Ioukos. "Le groupe Ioukos a été nationalisé dans le cadre de la plus grande spoliation de l'histoire financière. Les détenteurs de titres n'ont pas été dédomagés", souligne Tom Johnson, l'avocat représentant un groupe d'investisseurs lésés. La plainte déposée devant un tribunal de Washington vise nommément des dirigeants de l'industrie pétrolière et des membres du gouvernement russes.
Cette mobilisation inquiète la compagnie Rosneft, qui, en cas de banqueroute, espère que les restes de Ioukos tomberont dans son escarcelle. La troisième major russe veut accéder aux Bourses de Londres, Moscou et Tokyo avant la fin octobre. Ce pourrait être la plus importante introduction boursière jamais effectuée par un groupe russe. M. Osborne lance un avertissement aux investisseurs occidentaux : "Qu'ils prennent garde. Leur argent va nous permettre d'être remboursés." Dans la City, des sources digne de foi estiment que, face aux poursuites judiciaires en série, Rosneft devrait reporter son introduction au London Stock Exchange.
Marc Roche
Article paru dans l'édition du 21.03.06