8.11.04
INDUSTRIE. Dans le cadre de ses poursuites pour fraudes fiscales, la justice russe menace de vendre la principale filiale de Yukos. Un changement de propriétaire attendu par les travailleurs des puits. Yugansk a en effet stoppé les forages comme tout autre investissement, vivant désormais dans une logique d'inertie. Reportage à Nefteyugansk, capitale du géant pétrolier en Sibérie.
Benjamin Quénelle, de retour de Nefteyugansk (Sibérie)
En bon tâcheron du pétrole, Rafail Sabitov parle avec certitudes. «Yugansk va finir par être vendue! Il n'y a pas de doute...», affirme brutalement cet ouvrier rencontré sur l'un des puits de la principale filiale de Yukos. Quelque 60% de la production pompée par la compagnie russe de l'oligarque Mikhaïl Khodorkovski viennent de ces terres sibériennes, recouvertes de neige argentée mais imbibées d'or noir. En ce début novembre, le thermomètre varie déjà entre 0 et – 10 degrés. C'est donc au chaud, dans la petite cabine à côté du puits en cours de réparation par son équipe que Rafail Sabitov, une chope de thé en main, parle des effets de l'affaire Yukos sur sa vie.
Dans le cadre des poursuites fiscales lancées il y a plus d'un an contre le géant pétrolier, le Ministère de la justice envisage de vendre rapidement tout ou partie de la filiale-phare Yugansk pour éponger les arriérées d'impôts toujours croissants réclamés à l'ensemble du groupe (probablement plus de 10 milliards de dollars). Des poursuites et une vente que le Kremlin du président Poutine est largement soupçonné d'avoir initiées pour se débarrasser de Mikhaïl Khodorkovski, potentiel ennemi politique, mais surtout pour réorganiser les cartes du pétrole russe, plusieurs sociétés proches du pouvoir étant pressenties parmi les possibles repreneurs. Telles sont les craintes à l'étranger et parmi un petit cercle d'analystes à Moscou.
Plus de 2000 kilomètres à l'est de la capitale, Rafail Sabitov voit les choses différemment. «Ces poursuites sont justes car Yukos est coupable de ne pas avoir payé ses impôts. Pour nous, le plus important, ce n'est pas le nom du propriétaire de la compagnie mais c'est l'assurance qu'on nous donne du travail et qu'on paie nos salaires!» lance-t-il.
Vingt mille sous-traitants
Père de trois enfants, cet ouvrier de 48 ans a en effet commencé à ressentir personnellement les conséquences de l'affaire Yukos. La procédure judiciaire a conduit à geler les comptes de la filiale en août dernier. Depuis, Rafail Sabitov n'a reçu que 50% de son salaire de septembre. «Il faut bien que je continue à payer les études de mes enfants. Parmi les ouvriers, nous sommes nombreux désormais à avoir des problèmes. On vient de couper ma ligne de téléphone. Je n'avais pas pu payer la facture.»
Yugansk affirme verser tous les salaires de ses quelque 6000 employés. Mais depuis la réorganisation de la filiale (se concentrant désormais sur l'extraction) et son éclatement en une multitude de sociétés (assurant les diverses autres activités de service et d'entretien), quelque 20 000 personnes travaillent pour des sous-traitants. Ce sont ces employés indirects comme Rafail Sabitov, en charge de la réparation des puits, qui sont les premiers touchés de l'actuelle crise.
Dans ce coin de Sibérie, la belle mécanique entre Yukos et son réseau de contractants est désormais enrouée. Sans accès à ses comptes, Yugansk a stoppé les investissements et vit désormais dans une logique d'inertie, comme le souligne Yuri Lyovin, directeur du développement de la filiale. Les forages de nouveaux puits ont été stoppés. L'achat de pièces détachées pour les pompes, dont 15% doivent être modifiées chaque mois, a été interrompu. Faute de pouvoir financer leurs transferts en hélicoptères, les équipes des puits les plus lointains ont été temporairement laissées sans relève, les ouvriers devant attendre le gel des rivières pour que leur déplacement puisse s'effectuer en bus. N'étant plus payés, les consultants de Schlumberger se sont retirés.
Rancoeurs
Autant de revers qui menacent les résultats de Yugansk, jusque-là en croissance constante. «La productivité va baisser», reconnaît Yuri Lyovin, affirmant que la production quotidienne est déjà passée de 145 000 à 144 500 tonnes. «Le plus difficile, c'est de vivre dans cette incertitude», témoigne Elena Chtcheglova, la responsable d'un des laboratoires qui, montrée en exemple par la compagnie, vante les projets sociaux du groupe et affirme vouloir rester employée Yukos.
Mais parmi les travailleurs, les déboires de Yukos ont en fait suscité d'autant moins de sympathie envers le groupe et Mikhail Khodorkovski, son principal actionnaire, qu'ils sont nombreux à se plaindre des salaires insuffisants et du manque de programmes sociaux. «Tout propriétaire autre que lui sera meilleur!» tonne Nicolas Radkhovskii, 39 ans, ouvrier d'une entreprise de construction. «Si Yukos avait été un bon employeur, s'il n'avait pas éclaté ses activités en divers sous-contractants, s'il avait payé des salaires plus élevés... nous aurions organisé des grèves pour soutenir Khodorkovski!» ajoute Andreï Kochtchelev, 42 ans, ouvrier d'une société de forage.
Mais de telles manifestations n'ont pas eu lieu. Contrairement aux commentateurs moscovites, beaucoup espèrent ici que Yugansk sera rachetée par la compagnie pétrolière voisine Surgoutneftegaz ou le géant gazier Gazprom, toutes deux des entreprises proches du Kremlin...
(Lu dans Le Temps, le 8.11.2004)
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Commentaire
Pour mémoire, le salaire moyen en Russie en 2003 (pour prendre la période précédant l'arrestation de Mikhail Khodorkovski) était de 5600 roubles selon des sources officielles, soit environ 190 dollars. Le salaire d'un employé sur les champs pétrolifères de Ioukos était d'environ 700 dollars, soit 21 000 roubles. Dans des conditions pénibles il est vrai. Mais tout de même.
Il est sûr que les réformes entreprises par Khodorkovski dans sa compagnie ont profondément choqué la population habituée au système socialiste, mais il n'a fait que la mettre en conformité avec les standards internationaux. On peut se demander dans quel pays des ouvriers se mettraient en grève pour soutenir leur patron emprisonné, dans la mesure où l'entreprise ne risque pas de disparaître complètement et où leur propre emploi n'est pas menacé...
La comparaison Surgut / Iougansk est un des motifs récurrents de la presse russe. On peut lire par exemple dans les Nouvelles Izvestia (en russe) une analyse des différences des politiques sociales et salariales des deux compagnies. Un jour (pas trop lointain j'espère) j'irai moi-même vérifier sur place :-)...
Remarquons enfin, que les troubles sociaux qui ont accompagné la réforme du système des pensions au printemps dernier montre bien que la majorité de la population reste attachée à l'ordre ancien, ou le bas niveau de salaire était compensé par des prestations sociales gratuites, ce qui explique l'impopularité des réformes entreprises par Khodorkovski au niveau local.
L'Observatrice
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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