Le Kremlin semble résolu à déposséder l'oligarque Khodorkovski, bête noire de Poutine.
Les bancs publics sont pratiquement vides dans la petite salle du tribunal de Moscou où se poursuit le procès de l'ancien patron du géant pétrolier Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, et de son associé Platon Lebedev. Quatre jours par semaine, les trois juges, le procureur et l'armée d'avocats des accusés passent en revue quelques-unes des privatisations russes des années 90, dans un foisonnement de détails qui ont fait fuir la plupart des observateurs. Alors que, mi-juin, l'audience s'était ouverte dans une cohue de journalistes, le procès de la première fortune de Russie se poursuit aujourd'hui dans l'indifférence générale. «Le procès est très lent, soupire Genrikh Padva, l'un des avocats de Khodorkovski. Et à ce rythme, cela peut encore continuer des mois.»
Grotesque.
A l'évidence, le sort de l'oligarque ne se joue pas dans ce tribunal, mais dans les tractations qui se poursuivent entre le Kremlin et les dirigeants du groupe pétrolier pour la reprise de ses actifs. Sous prétexte de dettes fiscales colossales de Ioukos, sans cesse réévaluées, le Kremlin semble résolu à déposséder Khodorkovski. Mais ce dernier n'a pas encore capitulé et sa résistance passe par ce procès grotesque. L'air souvent blasé, plongé parfois dans un roman policier, Khodorkovski intervient de temps en temps. «Cela fait longtemps que je ne travaille plus dans la banque», lance-t-il ainsi, lundi, pour clarifier avec malice le témoignage d'un de ses ex-employés qui décrivait comment il avait pu faire valser des paquets d'actions de sociétés en sociétés. «Mais à l'époque, c'était une pratique tout à fait habituelle des banques», assure-t-il. Le plus souvent, le milliardaire reste inerte dans sa cage d'accusé, tandis que son ami Lebedev proteste sans cesse. «Khodorkovski et moi, nous devrions être de retour au travail depuis longtemps, lançait-il fin août au tribunal. Pensez-vous qu'il soit facile de devoir lire dans Die Welt (un quotidien allemand, ndlr) combien la Bourse russe a perdu à cause des attaques contre nous ?»
Le public a commencé à déserter dès juillet, quand le procureur Dmitri Chokhine, en uniforme, s'est mis à lire, document après document... les 227 volumes d'actes d'accusation concernant Khodorkovski. Les procureurs y ont même inclus les actes de naissance de ses enfants. «Parfois, le procureur a même lu trois ou quatre fois le même document» : l'avocat Genrikh Padva a protesté en vain, soupçonnant le parquet de vouloir écraser le tribunal sous la masse, à défaut de preuves plus pointues. «L'accusation me fait penser à un ramassis de miettes, ironise Iouri Schmidt, un autre avocat de Khodorkovski. Le parquet a collecté des masses de petits morceaux comme pour prouver, par la quantité, que Khodorkovski et Lebedev sont d'affreux criminels.» Selon ces avocats, près de la moitié des volumes de l'accusation est remplie par l'affaire Apatit, le premier producteur russe d'engrais, dont Khodorkovski prit le contrôle en 1994. «Les faits sont pourtant prescrits, souligne Schmidt. Mais les procureurs ne veulent pas laisser tomber cette affaire car cela dégonflerait trop l'accusation : nous sommes face à une mentalité encore très soviétique, où il faut que l'accusation fasse volume.»
150 témoins.
Fin août, le procureur a tout de même mis fin à ses lectures, déclarant avoir «présenté suffisamment de preuves» et décidant de passer aux quelque 150 témoins qu'il a prévu de faire défiler. Curieusement, plusieurs de ceux présentés par le parquet ont plutôt pris la défense de Khodorkovski. Un ancien directeur d'Apatit, Anatoli Pozdniakov, a raconté comment ses investissements avaient sauvé la compagnie de la faillite. Mais d'autres témoins confirment les thèses du parquet, qui accuse Khodorkovski d'avoir truqué le rachat d'Apatit. Il lui est aussi reproché d'avoir écoulé la production d'Apatit par des sociétés intermédiaires qui facturaient ses engrais 26 dollars la tonne, pour minimiser les impôts payés en Russie, tandis que la production était écoulée à l'étranger entre 40 et 78 dollars la tonne.
Concernant ses revenus personnels, Khodorkovski était aussi coutumier des déclarations fantaisistes au fisc, tente de démontrer le parquet : pour l'année 1998, il n'aurait ainsi payé que 2004 roubles (56 euros) d'impôt, ayant présenté l'essentiel de ses revenus comme des «conseils financiers» non imposables. Mais tous les oligarques qui ont émergé des privatisations des années 90 ont abusé de ces tours de passe-passe. Le problème est ailleurs, dans le conflit personnel qui oppose Poutine à Khodorkovski, seul oligarque à oser encore tenir tête au Président ; et ce n'est certainement pas ce tribunal qui le tranchera.
Moscou de notre correspondante
Lorraine MILLOT
mercredi 22 septembre 2004
(Lu dans :
Libération)