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22.7.04

Le Nouvel Obs : Le prince et le prisonnier

Mikhaïl Khodorkovski, l'homme le plus riche de Russie, risque dix ans de prison. Principal actionnaire de Ioukos, le numéro un des compagnies pétrolières russes, il est accusé d'escroquerie et d'évasion fiscale à grande échelle. Son principal ennemi: Vladimir Poutine, le maître du Kremlin...

Ioukos : le prince et le prisonnier

Arrêté il y a huit mois à la porte de son jet personnel, il comparaît aujourd'hui derrière les épais barreaux d'une cage, comme un dangereux criminel. Et pas question de lui offrir une tribune: la petite salle du tribunal Mechtchanski à Moscou ne contient que 50 personnes et les journalistes sont accueillis au compte-gouttes. Pourtant Mikhaïl Khodorkovski, 41 ans, barbe de trois jours très tendance, garde le sourire et discute avec ses gardes, comme par provocation. Avec son air juvénile, son jean bleu, son polo noir et ses fines lunettes, le principal actionnaire de Ioukos, premier groupe privé et principale compagnie pétrolière russe, ne cède rien. «Je ne reconnais ma culpabilité dans aucune des charges qui viennent d'être portées contre moi», a-t-il déclaré jeudi dernier après la lecture, pendant trois heures, de l'acte d'accusation qui lui vaut d'être emprisonné depuis le 25 octobre 2003. Celui-ci comprend sept charges: vol par escroquerie et évasion fiscale à grande échelle et en groupe organisé, non-respect d'une décision de justice par une entreprise commerciale, atteinte aux intérêts des actionnaires par tromperie, faux répétés en écriture et dilapidation des biens d'autrui. Khodorkovski risque dix ans de prison, au terme d'un procès prévu pour durer trois ou quatre mois.
Parallèlement, le fisc réclame à Ioukos le versement immédiat de 3,4 milliards de dollars, pour des fraudes commises selon lui en 2000. Demande injustifiée, selon Khodorkovski, pour qui Ioukos s'est contenté de faire de «l'optimisation fiscale» en «restant dans le cadre légal». Quoi qu'il en soit, la facture sera la même, au titre de 2001. Et le fisc planche sur 2002 et 2003: selon les observateurs, c'est plus de 10 milliards de dollars que Ioukos va devoir payer, alors qu'il n'a guère plus de 1,3 milliard de liquidités dans ses caisses. Son avenir est donc entre les mains du pouvoir. C'est-à-dire de Vladimir Poutine.
Pas loin du tribunal où est jugé Khodorkovski, le chef de l'Etat vit, lui, au Kremlin, dans les ors des tsars et détient tous les pouvoirs de la Grande Russie. Entre le prince et le prisonnier, le bras de fer apparaît ainsi singulièrement déséquilibré. Derrière Poutine, on trouve tous les Russes - et ils sont nombreux -, pour lesquels les privatisations des années 1990, à l'origine de la fortune des oligarques, n'ont été que vols et pillages (voir p. 45). Ils craignent que les fortunes insensées de ces derniers, associées à une absence totale de scrupules (1), leur donne un pouvoir sans partage; que l'intimidation, la corruption, le lobbying actif leur permettent de tourner les lois à leur avantage et de tuer toute concurrence. «Poutine a raison, confie ainsi un grand patron français, le poids pris par les oligarques n'était plus supportable pour la Russie.» Le ressentiment est énorme, ce qu'a traduit le procureur général de Russie Vladimir Oustinov, sur les ondes d'une radio, à propos des actionnaires de Ioukos: «Ils peuvent payer. Où sont les dividendes qu'ils ont reçus? Ils sont énormes, se comptent en milliards de dollars (...). Pourquoi ne les condamne-t-on pas pour avoir soustrait des sommes énormes aux écoles et aux hôpitaux? Cet argent doit revenir au budget de l'Etat.»
Et pourtant! Mikhaïl Khodorkovski a beau être en prison, face au locataire du Kremlin il a de la ressource. Il reste l'homme le plus riche du pays: sa fortune est évaluée à 15,2 milliards de dollars. Il a le soutien officiel des libéraux du monde entier. Washington estime ainsi, à la lumière de son cas, que les milieux d'affaires internationaux doivent «se tenir sur leurs gardes» en raison de «l'apparence de non-respect du droit et des risques potentiels contre les droits de la propriété». L'OCDE critique dans son étude annuelle sur la Russie «l'application très sélective de la loi», qui menace «la sécurité du droit de la propriété en Russie».
Surtout, le traitement que subit Khodorkovski et la brutalité du pouvoir vis-à-vis de Ioukos refroidissent tous les investisseurs étrangers en Russie et les Russes eux-mêmes. Ceux-ci, même s'ils détestent les oligarques, se pressent à nouveau devant les guichets des banques, pour retirer leurs fonds, comme en 1998. Le Kremlin peut-il longtemps jouer avec le feu? Au-delà du sort de Khodorkovski et de Ioukos, tout le monde a ainsi compris que c'est la nature du pouvoir et la forme de la société dans la future Russie qui se jouent.
A la première occasion, Poutine brûlait de reprendre la main. Le paradoxe est qu'il s'est attaqué au moins mauvais - en tout cas au plus présentable - des oligarques. Depuis quelque temps, le patron de Ioukos s'était acheté une conduite et prônait les vertus de la transparence. Agé alors de 31 ans, il avait acquis le groupe pétrolier, privatisé en 1994 dans des conditions contestables, à travers la banque Menatep, dont il était l'actionnaire principal. Menatep possède aujourd'hui 44,5% de Ioukos.
Au moment de la crise de 1998, Ioukos souffrait d'une réputation épouvantable et personne ne donnait cher de son avenir. C'est alors que Khodorkovski, contre toute attente, fait preuve de clairvoyance. Il lui est apparu que la meilleure manière d'accroître sa fortune était désormais d'investir dans la production, d'embaucher des cadres et des experts étrangers (il a même nommé à la tête de Ioukos un patron... américain), d'adopter une comptabilité aux normes internationales. Bien vu: acheté 350 millions de dollars, Ioukos valait en Bourse, au printemps 2003, plus de 30 milliards de dollars. Khodorkovski annonce alors une fusion avec son concurrent Sibneft, détenu par Roman Abramovitch, donnant naissance à la quatrième compagnie pétrolière mondiale, derrière Exxon-Mobil, Shell et BP, mais devant ChevronTexaco et Total.
C'est alors qu'ont commencé les attaques judiciaires qui ont fait échouer la fusion et chuter de moitié son cours de Bourse. Ioukos s'est retrouvé avec 35% de Sibfnet (dont les actionnaires contrôlent 26% de son propre capital), mais garde ses 14,7 milliards de barils de réserves prouvées, sa production quotidienne de 1,6 million de barils et ses résultats, qui oscillent autour de 4 milliards de dollars par an.
Est-ce pour contrer cette fusion que la justice et le fisc, aux ordres, se sont mis en marche? Est-ce parce que Mikhaïl Khodorkovski avait, quelques mois plus tôt, affiché des ambitions politiques et soutenu les opposants à Poutine que celui-ci a lâché les chiens? Ou bien n'est-ce pas, plus prosaïquement, parce que, à la différence de plusieurs de ses concurrents, le groupe a refusé de donner 15% de son capital à des proches de Poutine, comme cela se murmure à Moscou?
Les cartes, en tout cas, sont loin d'être battues. La position de Poutine n'est pas claire. «Il ne faut pas voler, indépendamment de la fonction qu'on occupe et du nombre de millions ou de milliards qu'on a sur son compte», avait déclaré Poutine en juin. Après cette utile leçon de morale, le chef de l'Etat avait affirmé qu'«il n'avait pas l'intention de mettre Ioukos en faillite», provoquant un rebond du titre. Mais le 9 juillet, l'Etat a lancé des centaines d'huissiers et de procureurs, assistés de policiers et de gardes armés pour saisir les comptes et les actifs de Ioukos, à qui cinq jours ouvrables étaient donnés pour payer sa dette. Ce qui était impossible, ne serait-ce que techniquement. Depuis, toutes les demandes d'échelonnement des versements et de dégel des actifs, pour payer la dette, ont été refusées. Ioukos a écrit au gouvernement, en lui proposant de payer plus de 8 milliards de dollars, étalés sur trois ans. Mais le ministère des Finances a réfuté avoir reçu une telle demande, ruinant un peu plus les espoirs de négociations.
Plus surprenant: Mikhaïl Khodorkovski a proposé de se départir lui-même de sa participation de 44,5% qu'il détient dans Ioukos en contrepartie d'un plan de sauvetage global prévoyant un accord sur la dette fiscale. Soit en les cédant directement à l'Etat, soit en les vendant pour régler une partie de sa dette. En échange, Khodorkovski propose la levée par la justice du gel de ses comptes bancaires et de ses actifs, ainsi qu'un délai de trois ans pour se restructurer et régler ses arriérés d'impôts. Or, là non plus, le gouvernement n'a pas donné suite, affirmant n'avoir pas reçu de proposition. Ancien gouverneur de la banque centrale russe, nommé fin juin président de Ioukos, Viktor Guerachtchenko a déclaré avoir téléphoné en vain au Premier ministre, au ministre des Finances et au chef de l'administration présidentielle.
«Ce que veut l'Etat n'est pas clair», a déclaré Anton Drel, l'un des avocats de Khodorkovski. Celui-ci, du fond de sa prison, a repris l'initiative: tandis que Ioukos annonçait, le 14 juillet, un premier versement de 1,3 milliard de dollars, il prônait le départ de Viktor Guerachtchenko, déplorant son incapacité à jouer le rôle d'intermédiaire avec le gouvernement, ce pour quoi il avait été nommé. Car le prisonnier reste persuadé qu'«il n'y a aucun autre moyen pour régler la situation que des pourparlers avec le gouvernement», selon Anton Drel.
S'il s'agissait d'intimider, c'est réussi.Début juillet, Poutine a reçu au Kremlin une vingtaine d'oligarques russes pour évoquer la «responsabilité sociale» des grands groupes privés: le nom de Ioukos n'a même pas été prononcé! Dans cette logique, Poutine veut-il aller jusqu'au bout et punir le patron de Ioukos pour l'exemple? Souhaite-t-il aussi que le premier groupe privé russe revienne dans le giron de l'Etat, repris par le géant public Gazprom?
Pour beaucoup d'observateurs, l'absence de réponse aux propositions de Khodorkovski traduit en réalité une sorte de désarroi du Kremlin, incapable de calmer un jeu qu'il a lui-même emballé. Commentaire détaché de Mikhaïl Khodorkovski: «Ce serait important de montrer à la société russe que nous sommes un pays civilisé et normal.»
AIRY ROUTIER

(1) Ainsi Paul Khlebnikov, 41 ans, père de trois enfants, rédacteur en chef de «Forbes» (voir p. 40) en Russie, vient d'être assassiné à Moscou après la publication des 100 premières fortunes du pays. Depuis sa prison, Khodorkovski a envoyé une lettre de condoléances, affirmant que, «grâce à lui, la société a pu avoir accès à des faits jusque-là inconnus».

(Le Nouvel Obs, 22.7.2004)
Publié à 15:01 Edit
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Pourquoi l'Observatoire?


L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003, il a été condamné à l'issue d'un procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.



M. Khodorkovsky durant son procès


Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine. La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté aux partis d'opposition lors des dernières élections.
Parallèlement, la compagnie YUKOS dont il était également le principal actionnaire a été soumise à des redressements fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de prétexte à confiscation de la plupart des actifs de la société.
Pour tenter de pallier un certain déficit d'information en langue française, je me propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme "le procès du siècle".

L'Observatrice



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Dossier du journal d'opposition Novaya Gazeta sur l'affaire Yukos (en russe)

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Excellent site du Fond "Mission libérale" (en russe). Sur l'affaire Yukos et, beaucoup plus largement, sur le libéralisme en Russie

Bibliographie


Je vous propose une sélection de documents en français, anglais ou russe


Sur le procès et l'affaire Yukos

Patrick Klugman : En défense de Mikhail Khodorkovski

André Gluksmann : Mikhail Khodorkovski prisonnier de la verticale du pouvoir

Film BBC "Russian Godfathers 2: The Prisoner" (Youtube, en 6 parties)

Rapport d'experts étrangers sur le déroulement du procès (eng, .pdf, 81 KB)

Analyse des accusations par les avocats de la défense (eng, .pdf, 153 KB)

Sur Mikhail Khodorkovsky

"Le roi du pétrôle piégé par ses ambitions", Hélène Depic-Popovic, Libération, 27.10.2003

"La mutation d'un oligarque", Nathalie Nougayrède, Le Monde, 21.11.2003

"A falling Tsar", Chrystia Freeland, The Financial Times, 01.11. 03 (eng)

"Yukos, a Case Study" by Konstantin Korotov, Stanislav Shekshnia, Elizabeth Florent-Treacy and Manfred Kets de Vries, (eng, .pdf, 589 KB)

L'affaire Yukos dans :


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