Après la démocratie «dirigée», l'économie «contrôlée»... La Russie de Vladimir Poutine n'est pas près, décidément, de perdre son identité. La manière dont a évolué l'affaire Khodorkovski au cours de l'été prouve en effet que le Kremlin ne cherchait pas seulement à régler son compte à un oligarque qui avait osé s'avancer sur la scène politique et défier le Président, mais aussi à reprendre, autant qu'il le pouvait, un contrôle de la production pétrolière abandonné au cours des privatisations particulièrement sauvages des années 90.
Jeté en prison en octobre dernier et actuellement jugé pour fraude fiscale, Mikhail Khodorkovski aurait eu la possibilité, devant une justice réellement indépendante, de s'acquitter des arriérés d'impôts qui lui sont réclamés. Il aurait certes perdu le contrôle de Ioukos, mais sans mettre en péril l'existence de cette compagnie qui extrait environ 2 % du pétrole mondial. C'est ainsi qu'il a proposé de se séparer de ses actions pour éponger la dette de Ioukos ou de transférer à l'Etat russe ses participations dans une autre compagnie pétrolière de moindre importance, Sibneft. En vain. Ses propositions n'ont même pas reçu de réponse, le ministère de la Justice préférant opérer la saisie de la filiale la plus juteuse de Ioukos, Iouganskneftgas, pour la mettre en vente.
L'opération devrait se faire sans appel d'offres, pour écarter les compagnies étrangères, et sans doute à bas prix. Les experts parient que l'heureux bénéficiaire de la manoeuvre ne sera autre que Rosneft, comme par hasard la seule compagnie pétrolière encore propriété de l'Etat. Et, toujours comme par hasard, Vladimir Poutine a nommé à la fin juillet à la tête de Rosneft l'un de ses plus proches collaborateurs depuis 1990, l'ancien interprète soviétique au Mozambique Igor Setchine, qui était jusqu'alors chef adjoint de l'administration présidentielle. Autre hasard : cet homme de 43 ans, proche des «structures de force» (services, armée, police), vient de marier sa fille au fils du procureur général Vladimir Oustinov, celui justement qui a été chargé de requérir contre Mikhail Khodorkovski et d'augmenter régulièrement la somme qui lui est réclamée...
Cette conquête d'une des «hauteurs dominantes» de l'économie russe (l'expression est de Lénine) est, bien sûr, du plus mauvais effet pour les investisseurs étrangers et a fait grincer bien des dents à Washington, puisqu'elle revient à dire que le contrôle politique prime sur le droit de propriété. S'il est probable qu'elle décourage les petits porteurs occidentaux, son effet de dissuasion sur les compagnies pétrolières sera sans doute limité. D'abord parce que la demande en pétrole est en forte croissance, alors que l'offre reste insuffisante. Ensuite parce que ces compagnies se feront à l'idée de ne plus traiter avec des entreprises privées, mais de négocier directement avec le Kremlin pour obtenir un feu vert, comme cela se fait déjà pour le gaz, dont l'Etat russe a conservé le contrôle quasi intégral via Gazprom. Après tout, elles ont l'habitude de ne pas se montrer très regardantes sur la nature de leurs interlocuteurs.
Ascension en cours par l'Etat russe d'une autre «hauteur dominante» : le secteur bancaire. Les problèmes de liquidités qui ont affecté les banques privées russes au début de l'été ont créé une crise de confiance qui s'est traduite par des retraits massifs de ces institutions au profit des deux banques contrôlées par l'Etat, Sberbank et Vneshtorgbank. Confortée par la crise, Vneshtorgbank avala même à l'occasion, avec l'aide d'un prêt de la banque centrale, une des banques privées, Guta Bank. Et personne ne parle plus à Moscou de réformes destinées à limiter le monopole de fait dont jouit Sberbank, avec 62 % des dépôts et plus de 20 000 succursales dans le pays.
Ces prises de contrôle visent, bien sûr, à limiter le pouvoir d'initiative des oligarques issus des privatisations. Et à renforcer encore le pouvoir des silovikis, en général issus des services secrets et de l'armée, et bien souvent nostalgiques de l'ordre soviétique. C'est en effet dans ce vivier que sont recrutés les nouveaux apparatchiks de l'économie «contrôlée». Ainsi, comme naguère, s'impose de plus en plus une nouvelle nomenklatura, bien souvent issue de l'ancienne, et se dissipe un peu plus le mirage d'une démocratisation russe.
La Douma n'est plus qu'une Chambre d'enregistrement, les stations de télévision et de radio ont été mises au pas. Car, selon le message sur l'état de la nation de Vladimir Poutine, exposé en juillet dernier, l'heure est venue de lutter contre «les pressions politiques, économiques et médiatiques» destinées à affaiblir la Russie dans la compétition mondiale. Et c'est avec des accents quasi soviétiques que le chef du Kremlin a dénoncé les associations de défense des droits de l'homme qui bénéficient de «l'aide financière de fondations étrangères influentes ou russes», car «elles ne peuvent pas mordre la main qui les nourrit». Avant de s'exclamer : «Le renforcement de notre Etat a parfois été qualifié d'autoritarisme. Je voudrais dire à ce sujet : il n'y aura aucune révision des principes fondamentaux de notre politique.» Dommage !
Jacques Almaric
(Lu dans
Libération)