9.1.07
En publiant sa déclaration impliquant le numéro 2 de Yukos dans l'affaire de l'assassinat de l'ex-agent du FSB Alexandre Litvinenko, le Parquet Général de Russie a perdu une bonne occasion de se taire. Il y a d'ailleurs un proverbe populaire que les procureurs russes feraient bien de méditer: "Молчи, за умного сойдешь" (Garde le silence et tu passeras pour quelqu'un d'intelligent).
Pour nous, cette déclaration a le mérite de faire la lumière sur les méthodes de travail de la justice russe. C'est encore plus criant lorsque l'on compare avec la façon de procéder des enquêteurs britanniques. Outre-Manche, la police est partie des faits ainsi que d'éléments matériels qui sont autant de preuves irréfutables. Ce n'est pas avant d'avoir les résultats de l'autopsie de Litvinenko que Scotland Yard a qualifié la mort de l'ex-agent d' "assassinat". Et c'est en suivant la piste radioactive du poison que les enquêteurs ont pu remonter jusqu'aux coupables présumés (mais toujours pas officiellement désignés), Lougovoy et Kovtoun, tous deux également ex-agents des services secrets russes.
Le Parquet Général russe, quant à lui, part visiblement de la tâche qui lui est fixée par le pouvoir politique: obtenir l'extradition de Nevzlin, l'envoyer dans un camp au fond de la Sibérie, et, last but not least, mettre la main sur les derniers actifs du groupe Yukos/Menatep - quelques milliards de dollars réinvestis dans le secteur pétrolier israélien et qui de toute évidence hantent le sommeil des habitants du Kremlin. L'enquête sur le meurtre de Litvinenko n'est qu'un moyen et un prétexte dans le combat total et sans règles engagé contre Yukos. Moyen certes particulièrement grossier, mais finalement guère différent des autres procédés employés contre les cadres et les dirigeants de la compagnie. Le mépris des éléments factuels, la priorité donnée aux témoignages oraux sur les preuves matérielles, la confusion brouillonne entre les épisodes, l'absurdité évidente des motifs - ce sont des caractéristiques communes aussi bien aux procès économiques intentés contre Khodorkovski, Lebedev ou Svetlana Bakhmina qu'au procès en assises d'Alexey Pichouguine, finalement condamné à 24 ans de prison pour meurtre.
Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'existe pas de lien entre les affaires "Yukos" et "Litvinenko". Léonid Nevzlin lui-même a fait savoir que peu avant sa mort, Alexandre Litvinenko lui avait remis des documents sur les malversations commises par les adversaires du groupe pétrolier. Selon d'autres sources, Litvinenko aurait enquêté sur le procès de Pichouguine, ex-officier du KGB comme lui, dont les faits remontent à une période où Litvinenko travaillait précisément sur des dossiers de ce genre au sein du FSB. L'on peut également s'interroger sur la motivation, le passé et le rôle d'une personne qui se donne beaucoup de mal ces derniers temps pour essayer de salir la mémoire de Litvinenko aux yeux de l'opinion publique occidentale. Julia Svetlichnaja, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, a multiplié ces dernières semaines les interviews et les articles, ridiculisant le comportement de Litvinenko, et affirmant, sans pouvoir le prouver, que ce dernier aurait eu l'intention de faire du chantage à un oligarque proche de Poutine résidant à Londres (pour ceux qui n'ont pas compris l'allusion, la version russe du journal Newsweek précise qu'il s'agit d'Abramovich). Les récits de Svetlichnaja sont parfois élémentairement démentis par les faits: ainsi raconte-elle que Litvinenko l'aurait raccompagnée en voiture et en aurait profité pour lui montrer comment un agent s'y prend pour "semer" d'éventuels poursuivants, alors qu'il était de notoriété publique que Litvinenko n'avait pas la "driving licence" anglaise et était obligé de se faire lui-même conduire soit par son épouse Marina, soit par le chauffeur du leader tchetchène Zakaev, son meilleur ami. Mais ce n'est pas tout. Une enquête du journal norvégien Aftenposten a mis en évidence que Svetlichnaja avait travaillé dans la compagnie d'Alexey Golubovich, c'est à dire précisément cet ancien cadre de Yukos qui a accusé Nevzlin d'avoir tenté de l'empoisonner. La coïncidence est troublante, surtout lorsque que l'on sait (par Svetlichnaja elle-même), qu'elle a été en contact avec Golubovich juste avant que celui-ci ne soit arrêté en Italie et ne se mette à lancer ses étranges accusations. Peut-être Scotland Yard devrait-il creuser un peu plus l'emploi du temps et les contacts de cette jeune femme, il pourrait y avoir des choses curieuses à découvrir.
Quoi qu'il en soit, si Litvinenko enquêtait effectivement sur l'affaire Yukos, ce n'était pas "contre" Nevzlin, dont il était un allié objectif. Dans ses articles publiés aussi bien que dans ses mails privés (dont deux ou trois fois je fus la destinataire), Litvinenko manifestait un respect profond et un soutien sans faille à Mikhail Khodorkovski. L'un des premiers il avait compris l'importance symbolique de l'attribution par Amnesty International du statut de prisonnier politique à des détenus russes, statut que son ami Trepashkin avait finalement obtenu, et qu'il continuait de revendiquer pour Mikhail Khodorkovski.
Pour beaucoup de personnes impliquées dans le soutien à Mikhail Khodorkovski (dont moi-même), Litvinenko était un allié encombrant, voire indésirable en raison de l'extrémisme de certaines de ses positions et de ses liens avec Berezovski. Cependant rien ne permet de mettre en doute la sincérité de son engagement et de ses convictions non plus que la réalité de son courage personnel. Le 23 novembre, au moment où j'ai lu sur le site de l'hopital londonien où il était soigné le communiqué annonçant son décés, c'est ce couplet de Vissotsky qui m'est revenu à l'esprit:
Мне теперь не понять, кто же прав был из нас В наших спорах без сна и покоя. Мне не стало хватать его только сейчас — Когда он не вернулся из боя. Je ne sais plus à présent qui avait raison Dans ces dicussions sans sommeil ni repos Et c'est seulement maintenant qu'il me manque Depuis qu'il n'est pas revenu du combat. (" Il n'est pas revenu du combat") _________ Photo : Alexandre Litvinenko
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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