C'est la figure la plus emblématique de ces oligarques nés sous Boris Eltsine. Ancien patron du groupe pétrolier Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski est tombé, victime des coups de boutoir du Kremlin... et de ses propres ambitions.
Le verdict était attendu. Le 31 mai 2005, Mikhaïl Khodorkovski et son associé Platon Lebedev, reconnus coupables de fraude fiscale et de détournement de fonds, ont été condamnés à neuf ans de prison. Il a fallu douze jours pour lire les 1.000 pages du verdict. De la cage où il suivait les audiences depuis onze mois, Mikhaïl Khodorkovski n'a pas eu l'air vraiment surpris. Depuis son arrestation mouvementée, sur un petit aérodrome de Sibérie, le 25 octobre 2003, l'homme d'affaires déchu s'estime en effet victime d'une machination politique orchestrée par le maître du Kremlin, Vladimir Poutine. Assuré de rester en prison au-delà de 2008, année de l'élection présidentielle en Russie, Mikhaïl Khodorkovski est aujourd'hui, aux yeux de Poutine, neutralisé...
L'ascension et la chute de Mikhaïl Khodorkovski sont emblématiques des mutations survenues en Russie depuis la chute du communisme. Développement d'un capitalisme sans foi ni loi, privatisations douteuses, querelles de clans, le tout sur fond de bataille pour le contrôle des richesses du pays et la mainmise sur les conglomérats jadis gérés par le Parti communiste. Tous les ingrédients d'une « saga moscovite » sont réunis. Plus que tout, la carrière de Mikhaïl Khodorkovski résume la destinée de ceux que l'on appelle les « oligarques ». A ces nouveaux capitalistes nourris dans le giron de l'ancien régime, la présidence de Boris Eltsine offrit de formidables occasions de s'enrichir. Ils firent main basse sur des pans entiers de l'économie, profitant de leurs relations parmi les anciens officiers du KGB ou les anciens apparatchiks du Parti pour bâtir d'immenses empires, s'approchant toujours dangereusement de la ligne jaune qui sépare le monde politique de celui des affaires. A ce jeu-là, Mikhaïl Khodorkovski a fini par se brûler les ailes.
Avant d'être patron du premier groupe pétrolier russe, adepte des méthodes de management à l'occidentale et libéral convaincu, Mikhaïl Khodorkovski profita d'abord du système soviétique. Il naît à Moscou en 1963, fils d'un couple d'ingénieurs communistes convaincus. Le jeune Mikhaïl entre vite dans le moule. Par conviction ou par opportunisme ? Un peu des deux sans doute. Comment, d'ailleurs, faire autrement à une époque où, pour s'inscrire en faculté ou trouver un travail, l'appartenance au Parti est quasiment obligatoire ? Peut-être cherche-t-il aussi à faire oublier son nom d'origine juive qui le condamne aux seconds rôles. Au milieu des années 1980, le futur tycoon du pétrole se retrouve en tout cas responsable des Jeunesses communistes d'un arrondissement de Moscou, tout en poursuivant des études de chimie puis d'économie.
Avec les relations nouées au Komsomol et dans les instances du Parti, Mikhaïl Khodorkovski peut, à vingt-trois ans, se lancer dans les affaires. Nous sommes en 1986, en pleine perestroïka. Au pouvoir depuis 1985, Mikhaïl Gorbatchev desserre l'étau qui étouffe la société depuis soixante-dix ans pour redonner un nouveau souffle au pays, notamment sur le plan économique. Bannie depuis 1926, la libre entreprise retrouve droit de cité. Partout émergent des coopératives, de petites structures commerciales. C'est précisément une coopérative que fonde Khodorkovski. Profitant de l'ouverture des frontières, elle importe des ordinateurs et des logiciels. L'affaire s'étend à d'autres produits, notamment des jeans et des vêtements importés des Etats-Unis.
Que Mikhaïl Khodorkovski ait profité de ses bonnes relations avec les apparatchiks de Moscou pour obtenir les autorisations nécessaires aux importations et pour s'assurer des débouchés locaux, notamment dans l'administration, cela ne fait aucun doute. Qu'il ait servi ces mêmes apparatchiks en ordinateurs, vêtements et aussi en argent pour conforter ses positions, cela est probable. Toujours est-il qu'en 1989, la coopérative affiche déjà un chiffre d'affaires de 10 millions de dollars. Un chiffre prometteur. Et qui permet surtout à Mikhaïl Khodorkovski de franchir une nouvelle étape.
En 1990, l'Etat autorise la création de banques privées. Fort de l'argent gagné dans l'importation, Mikhaïl Khodorkovski est l'un des premiers à franchir le pas en créant sa propre banque : Menatep. L'établissement a-t-il prospéré grâce à l'« or du Parti », disparu au moment du putsch manqué d'août 1991 contre Mikhaïl Gorbatchev ? Certains l'ont soutenu, même si Mikhaïl Khodorkovski s'en est défendu. Ce qui est sûr en revanche, c'est que Menatep a tissé dès le départ des liens étroits avec les cercles dirigeants de Moscou puis de Russie, comptant parmi ses clients l'administration du fisc, la municipalité de Moscou ou l'Agence pour l'exportation d'armes. Aux apparatchiks angoissés par les bouleversements en cours, Mikhaïl Khodorkovski a certainement su prêter une oreille compréhensive et donner des gages tout en nouant de précieuses relations avec les autres clans, notamment celui de Boris Eltsine.
Lorsque l'Union soviétique disparaît officiellement en 1991, Mikhaïl Khodorkovski est très proche de celui qui est devenu président de la Fédération de Russie. En 1993, il est nommé ministre de l'Energie, poste qu'il occupe de manière éphémère, mais qui ne trompe pas : l'homme d'affaires a su soigner ses relations. Il continuera à le faire par la suite, finançant notamment, avec d'autres, la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), puis la campagne électorale de Boris Eltsine. C'est en tout cas comme ministre de l'Energie qu'il fait connaissance avec Ioukos, l'un des géants russes du pétrole.
1995. Plus affairiste que jamais, Boris Eltsine lance la privatisation des entreprises d'Etat. L'opération tourne à la foire d'empoigne, au plus grand bénéfice d'une poignée de capitalistes aux dents longues, tous liés au clan présidentiel. Mikhaïl Khodorkovski en fait partie. Un peu plus tôt, il a créé un holding, Rosprom, qui a multiplié les prises de participation dans des entreprises de la chimie, du textile, de la construction et des mines. Il obtient sans difficulté que Menatep participe aux enchères pour la privatisation de Ioukos. Et emporte le morceau pour 350 millions de dollars, une somme dérisoire vu l'importance du groupe...
L'homme qui va bientôt se faire le chantre d'un capitalisme moralisé à l'occidentale se révèle d'abord un virtuose des montages financiers douteux. En 1998, la Russie connaît un krach financier qui ruine des dizaines de milliers d'épargnants. La banque Menatep est entraînée dans la débâcle. Afin d'éviter de rembourser ses créanciers étrangers qui lui ont consenti un prêt de 266 millions de dollars - Mikhaïl Khodorkovski transfère la plupart des actifs de Ioukos vers des zones offshore. L'opération se fait quasi clandestinement, l'homme d'affaires ayant pris soin de tenir une assemblée générale extraordinaire à 1.300 kilomètres de Moscou, dans une zone très difficile d'accès, afin d'empêcher les minoritaires de venir gêner ses projets. A la fin des années 1990, la réputation de Mikhaïl Khodorkovski parmi les investisseurs est au plus bas.
La transformation de l'oligarque aux méthodes douteuses en un manager moderne se fait au début des années 2000. Il semble que Mikhaïl Khodorkovski ait fini par comprendre que la conduite des affaires dans un secteur aussi stratégique que le pétrole, sujet de surcroît à de spectaculaires opérations de concentration partout dans le monde, ne pouvait plus s'accommoder des anciennes pratiques. Entre 2000 et 2002, Mikhaïl Khodorkovski introduit ainsi chez Ioukos une comptabilité à l'occidentale, investit dans de nouveaux équipements, s'entoure de managers occidentaux venus du secteur pétrolier, affiche une transparence encore très rare en Russie. Porté par le boom du marché pétrolier et par une gestion rigoureuse, Ioukos devient le premier groupe pétrolier russe. En 2001, sa valeur est estimée à 18 milliards de dollars.
C'est alors que Mikhaïl Khodorkovski franchit la ligne jaune. Devenu l'homme le plus riche de Russie avec une fortune estimée à 8 milliards de dollars, adulé par les investisseurs, il commence à avoir des ambitions. Depuis quelque temps déjà, il finance des programmes éducatifs, des fondations, des orphelinats et des organisations de droits de l'homme, se peaufinant ainsi une image sociale en prévision d'une probable entrée en politique. Ses professions de foi libérales, ses allers-retours incessants aux Etats-Unis, les bonnes relations qu'il entretient à la Maison-Blanche, tout cela finit par agacer le Kremlin. On murmure que le président russe ne supporte pas ce jeune capitaliste qui se pavane dans les réceptions de la ville avec une armée de gardes du corps mieux équipés que les policiers d'Etat. Quand l'ego s'en mêle...
Les choses se précipitent en 2003. En février de cette année-là, une entrevue entre Vladimir Poutine et Mikhaïl Khodorkovski tourne à l'orage. Le magnat accuse la société d'Etat Rosneft de corruption. Il s'oppose à une taxation sur les sociétés privées. Surtout, l'homme d'affaires commet une série d'erreurs. Début 2003, il fonde un parti libéral en prévision des élections législatives. En avril, il annonce la fusion prochaine de Ioukos avec son concurrent Sibneft, créant le deuxième groupe pétrolier mondial. En août, il déclare être entré en négociations avec le groupe pétrolier américain ExxonMobil pour lui vendre une partie de Ioukos. Cette fois, la coupe est pleine.
Les premiers coups de semonce du pouvoir tombent en juillet avec l'arrestation de Platon Lebedev, l'un des plus proches associés de Mikhaïl Khodorkovski. Celui-ci a-t-il accéléré les négociations avec ExxonMobil pour se mettre à l'abri ? Très probablement. Mais ce projet va signer la perte de l'homme d'affaires. Au Kremlin, Vladimir Poutine ne veut en effet à aucun prix que l'affaire aboutisse. Afin d'éviter qu'un actif stratégique soit contrôlé par des intérêts étrangers, comme le veut la version officielle ? Faux prétexte ! Le président russe n'a-t-il pas donné un peu plus tôt sa bénédiction à l'entrée de British Petroleum dans le groupe TNK, dirigé il est vrai par l'un de ses proches, Mikhaël Friedman ? Ce que craint en fait Poutine, c'est que les 25 milliards de dollars qu'ExxonMobil verserait à Mikhaïl Khodorkovski pour prix d'une partie de ses actions dans Ioukos ne donnent à l'homme d'affaires une redoutable « puissance de feu » en prévision d'une campagne politique. En clair, Mikhaïl Khodorkovski doit être neutralisé sans délai.
La suite du scénario est écrite. Le 25 octobre 2003, quelques semaines avant les législatives, l'homme d'affaires est arrêté sur le tarmac d'un petit aéroport de Sibérie, ramené à Moscou et inculpé d'escroquerie et d'évasion fiscale. Cinq jours plus tard, 44 % du capital de Ioukos sont mis sous séquestre, prélude au gel de tous les actifs du groupe. Le dépècement du géant pétrolier au profit de proches du Kremlin est en route. L'« affaire Khodorkovski » commence...
TRISTAN GASTON-BRETON est historien d'entreprise
Les Echos, 4.08.2005