Le procès fleuve, long de près d'un an, de l'oligarque Mikhaïl Khodorkovski, ancien patron du pétrolier Ioukos, s'est achevé mardi 31 mai, avec la condamnation de l'accusé et de son associé, Platon Lebedev, à des peines de neuf années de prison. La lecture du verdict a pris douze jours. Le parquet avait réclamé dix ans d'emprisonnement. La défense a annoncé qu'elle ferait appel. Le Kremlin tente ainsi de clore une affaire devenue emblématique du système de pouvoir mis en place sous Vladimir Poutine, axé sur une reprise en main du secteur des hydrocarbures par des groupes fidèles au président russe, et la tenue en échec des forces politiques "libérales" dans le pays, que Mikhaïl Khodorkovski avait entrepris de financer.
Le procès de l'oligarque s'est accompagné, au fil des mois, du démantèlement de son empire industriel, ancien numéro un du pétrole russe. Son fleuron, la société Iouganskneftegaz, a été transféré à la société publique Rosneft, dirigée par le numéro deux de l'administration présidentielle russe, Igor Setchine. Agé de 42 ans, Mikhaïl Khodorkovski semble assurer de rester en prison au-delà des prochaines élections présidentielles en Russie, prévues en 2008, date à laquelle M. Poutine ne peut, en vertu de la Constitution, se représenter.
M. Khodorkovski a pris date, mardi, en faisant lire par son avocat une déclaration en forme d'entrée en résistance politique. "Je vais me battre pour la liberté, a-t-il annoncé, celle de toute la Russie, et celle des générations à venir. Pour elles, mon destin doit être une leçon et un exemple. (...) Je suis avec mon peuple. Nous allons maintenant endurer et vaincre ensemble". Vladimir Poutine n'a fait, mardi, aucun commentaire public sur cette affaire, qu'il a toujours pris soin de présenter comme un simple procès pour évasion fiscale et malversations à grande échelle. Selon les Izvestia, le président russe recevait au Kremlin, à la veille du verdict, des représentants de l'organisation de jeunesse Nachi, fer de lance d'un effort du pouvoir russe pour empêcher que les tensions sociales et la vague de "révolutions" dans l'ancien espace soviétique ne mènent à des débordements en Russie même.
Le public russe est resté largement indifférent au sort de M. Khodorkovski, symbole de l'enrichissement d'un petit nombre de banquiers liés au régime Eltsine dans les années 1990, tandis que la population subissait les crises financières successives.
FUITE DES CAPITAUX
L'arrestation de l'oligarque, en octobre 2003, dans un aéroport de Sibérie, avait même contribué au succès massif du parti pro-Poutine Russie unie aux élections législatives, trois mois plus tard. Dès son arrivée au pouvoir, en 2000, Vladimir Poutine s'était engagé à "supprimer les oligarques, en tant que classe".
Mardi, quelques voix, au sein de l'opposition libérale, parmi lesquelles les anciens députés Irina Khakamada et Grigori Iavlinski, ont dénoncé une parodie de justice. L'ancien premier ministre, Mikhaïl Kassianov, lié aux groupes économiques de l'ère Eltsine et entré en opposition ouverte au régime de M. Poutine en février dernier, a appelé à une "indispensable union des forces démocratiques". A l'étranger, la seule réaction notable est venue de George Bush, qui a déclaré que les Etats-Unis suivraient de près "comment l'appel -de la sentence- sera traité", ajoutant que l'affaire Ioukos avait suscité des "inquiétudes".
Washington avait courtisé, en 2003, le groupe de Mikhaïl Khodorkovski, comme partenaire privilégié d'un "dialogue énergétique" avec la Russie, aujourd'hui mal en point. Deuxième exportateur mondial de pétrole, la Russie a subi d'importants contre-coups de l'affaire Ioukos, avec une baisse des investissements et une fuite des capitaux. Le sort de Milhaïl Khodorkovski a été dénoncé par des organisations russes de défense des droits de l'homme, qui reconnaissent avoir bénéficié, ces dernières années, du soutien financier de l'oligarque, comme un retour "aux procès fabriqués" de l'époque soviétique. Mais Amnesty International s'est gardé de classer l'homme d'affaires comme "prisonnier politique".
Le système judiciaire russe, dont Vladimir Poutine avait annoncé la réforme en 2000, ne sort pas grandi. La condamnation de M. Khodorkosvki intervient peu après l'acquittement par une cour d'assises d'un groupe de militaires russes, emmené par un certain capitaine Ulman, qui avait reconnu avoir abattu de sang froid cinq civils au bord d'une route de Tchétchénie, en janvier 2002. Le fait que M. Poutine ait reçu de façon ostentatoire au Kremlin, quatre jours avant le verdict, l'un des plus puissants hommes d'affaires du pays, le jeune Roman Abramovitch, propriétaire du pétrolier Sibneft qui avait tenté en 2003 de prendre le contrôle de Ioukos, jette en outre le doute sur la marginalisation des oligarques dans les arcanes du pouvoir russe.
(
Le Monde, 2.6.2005)