En juin 2002, Kommersant réalisait cette interview de l'ex-patron de Ioukos, quinze mois avant son arrestation. Mikhaïl Khodorkovski s'y montrait tellement franc que son service de presse s'opposa à sa parution. Aujourd'hui, condamné à neuf ans de prison, l'ancien oligarque a autorisé sa publication.
Condamné à neuf ans de prison par un tribunal moscovite le 31 mai 2005 pour fraude fiscale et escroquerie à grande échelle, l'ancien patron de la compagnie pétrolière russe Ioukos n'est plus que l'ombre de l'oligarque qu'il était avant son arrestation, à la fin octobre 2003. Cette interview, réalisée au moment de son apogée, témoigne du caractère avant-gardiste d'un homme d'affaires russe résolument tourné vers l'avenir de son pays. En Occident, Ioukos et Khodorkovski font couler beaucoup plus d'encre qu'en Russie. Cela était déjà le cas il y a trois ou quatre ans, mais les commentaires à votre égard étaient plutôt négatifs, alors qu'aujourd'hui ils sont dithyrambiques. A croire qu'on cherche à faire votre promotion à l'étranger. Votre heure est-elle venue ? MIKHAÏL KHODORKOVSKI Plusieurs facteurs entrent en jeu : nous avons effectivement changé, et l'attitude de l'Occident aussi. Quand je me suis lancé dans les affaires, tout au début, nous étions censés obéir à des lois, mais ces lois n'existaient pas.
Ou elles existaient, mais avec des échappatoires...Autant dire qu'elles n'existaient pas. Dans la pratique, on faisait ce qu'on voulait. C'est dans ces conditions-là que s'est déroulée l'accumulation primaire du capital. Si nous avions des exigences morales, elles nous étaient propres, et mieux vaut ne pas en parler aujourd'hui. Elles correspondaient à la société dans laquelle nous vivions. Ensuite, la législation s'est peu à peu établie, et nous avons continué à agir dans son cadre, qui était encore assez élastique. Il l'est d'ailleurs toujours.
Nous avons alors commencé à comprendre qu'en Occident, la perception de la législation est différente. Il y a en outre des règles spécifiques, y compris dans le monde des affaires, qui servent à maintenir des conditions de vie correctes. Et comme laisser moisir de l'argent en banque n'est pas un but en soi et que les gens ont envie de bien vivre, ces règles sont très utiles. Même si, tactiquement, elles entravent un peu les affaires, à moyen terme elles aident à vivre.
Vous êtes devenu partisan de la législation occidentale ?Je n'en fais pas l'apologie. Mais vous savez, nous avons grandi, gagné en maturité.
Sans aucun doute. Il y a à peine plus de dix ans, vous étiez charpentier, je crois ?C'est ça.
Vous avez parlé d'éthique dans les affaires. Mais n'est-ce pas un peu facile aujourd'hui, une fois que vous avez fait fortune ? Il y a des gens qui se lancent seulement, comme vous il y a dix ans. Vous allez avoir du mal à les convaincre de suivre les règles de l'Occident.Certes. Il n'y a pas qu'en Occident que l'on a remarqué les changements qui se sont produits dans notre façon de faire des affaires. Ici aussi on le ressent. On nous dit : "Les gars, vous avez accumulé votre capital primaire lorsque tout était permis, et maintenant vous voulez que ce qui a été possible pour vous soit interdit aux autres, pour conserver votre avantage." Je dois reconnaître qu'ils ont raison. Comme toute génération qui atteint l'âge adulte, nous commençons à jouer un rôle stabilisateur. Oui, il existe de jeunes loups qui ont envie de réitérer l'expérience de la fin des années 1980 et du début des années 1990…
On peut les comprendre. Ils observent leurs aînés et voient qu'ils ont bénéficié d'une chance inestimable. Et vous, vous tentez de les réfréner.Nous tentons de résister à leur pression. Oui, vous avez raison, c'est bon pour nous, c'est mauvais pour certains d'entre eux. Et pour la société dans son ensemble ? La Russie de la fin des années 1980 était pour le monde entier un espace sauvage, entre autres à cause de ces méthodes.
Elle le reste.Pas tout à fait. Pour les affaires, la Russie n'est pas un espace sauvage, sans quoi nous ne pourrions pas attirer les investissements. Si nous contribuions à faire replonger la Russie dans l'époque antérieure, c'est la société dans son ensemble qui s'en trouverait appauvrie. Parce que, dans ce cas, l'argent deviendrait plus cher, les investissements diminueraient, les primes de risque pour travailler ici, pour importer, pour acheter là-bas, augmenteraient, ce qui signifie que nous serions tous objectivement plus pauvres, et pas seulement les oligarques et les jeunes loups. Admettons que certains aient envie de se calmer et d'autres de foncer. Cela représente quelques dizaines de personnes, quelques milliers au maximum. Tous les autres, des millions de Russes, veulent simplement mener une vie normale. C'est pour cela que nous nous efforçons d'intégrer les normes que proposent la société occidentale.
Et plus concrètement ?Démocratie, transparence, responsabilité sociale du monde des affaires, entreprise citoyenne... sont des notions évidentes. Notre lutte pour l'éthique dans les affaires a bien sûr un aspect intéressé. Evidemment que cela est rentable pour nous, et défavorable à une partie de nos concurrents qui ne se sont pas encore fait leur place. Mais, je le répète, pour la société dans son ensemble, notre position actuelle est bonne.
Vous savez, "la société dans son ensemble" entend dire presque tous les jours qu'un homme d'affaire a été assassiné ici ou là. J'ignore si c'est le signe qu'un nouveau partage des richesses est en cours mais, avec ou sans éthique, la technique du règlement de comptes perdure.Oui, mais il faut y regarder de plus près. Le business à grande échelle a cinq ans d'avance sur le monde des affaires de Moscou. Celui de Moscou a cinq ans d'avance sur celui des régions. On arrive à un écart de dix ans. Au moment où nous commencions à créer du gros business, la province en était encore au socialisme. Il faut donc comparer des choses géographiquement et économiquement comparables.
Si cela est vrai, vous risquez d'être trop en avance et sans doute trop seul avec vos nouvelles règles pour la Russie.Il faut bien qu'il y ait des gens qui voient plus loin que les autres, et qui montrent l'exemple, pour prouver qu'on peut non seulement vivre normalement, mais que c'est mieux ainsi. Je ne cherche pas non plus à faire croire que nous sommes des disciples de mère Teresa…
Personne ne songerait à vous reprocher ce genre de chose. Mais si l'expression "blanchiment d'argent" est entrée dans le langage courant, il existe aussi, semble-t-il, le "blanchiment d'image". Dans vos interviews en Occident, vous avez choisi de citer Rockefeller en tant qu'exemple à suivre. Or, il n'a été "blanchi" qu'à la troisième génération. C'est son petit-fils qui a enfin été considéré comme "propre", un bon siècle après l'époque de son grand-père. Vous, vous semblez vouloir condenser ces cent années de votre vivant.Il ne fait aucun doute que je souhaite réussir de mon vivant. C'est une exigence objective du business : c'est celui qui réussit le plus vite qui gagne. Cela n'étonne personne qu'entre la domestication du cheval et l'invention de la locomotive se soient écoulés des millénaires, alors qu'un siècle seulement a séparé l'avènement du chemin de fer de celui de la navette spatiale. C'est la même chose pour la dynastie financière des Rockefeller. Un jour, à Harvard, le directeur de l'école Rockefeller a dit : "Khodorkovski, c'est Rockefeller, son fils et son petit-fils dans la même personne." Pour le premier Rockefeller, c'était beaucoup plus difficile, car il n'y avait pas de règles. Il a fallu un siècle pour élaborer une éthique du business. Cela a pris trois générations. Pour nous, aujourd'hui, c'est plus simple. [...]
Propos recueillis par Natalia GuevorkianLu dans
Courrier International, 13.6.2005)