Que reste-t-il de Ioukos à l'issue de son démantèlement orchestré par le Kremlin ? "A l'échelle russe, il s'agit désormais d'une compagnie moyenne. A l'inverse de bon nombre de ses concurrents, elle ne s'est pas répandue au-delà du territoire national. Sa survie à terme est fortement hypothéquée par l'hostilité du pouvoir à son encontre" : Julian Lee, analyste au Center for Global Energy Studies, un centre d'étude énergétique basé à Londres, résume le scepticisme des milieux pétroliers londoniens quant à l'avenir du groupe russe des hydrocarbures.
Auparavant numéro un du secteur en Russie, Ioukos est devenue le sixième producteur d'or noir russe. A la suite de l'expropriation, en décembre 2004, de sa principale filiale de production, Iouganskneftegaz, acquise dans des conditions mystérieuses par la compagnie d'Etat Rosneft, la compagnie ne produit plus que 600 000 barils par jour. Outre ses deux gros champs pétrolifères restants, l'enseigne fondée par Mikhaïl Khodorkovski conserve six raffineries en Russie et une participation de 50 % dans l'unique raffinerie de Lituanie. Enfin, cette société forte de 85 000 employés contrôle un réseau de plus d'un millier de stations-service.
"La structure et la direction de la compagnie doivent changer pour refléter, du moins pour le moment, le fait que Ioukos est devenue une compagnie plus petite, mais toujours importante" : le 25 mai, Steven Theede, directeur général de Ioukos, replié par mesure de sécurité à Houston, aux Etats-Unis, a annoncé une réorganisation de la compagnie. Ioukos reste une holding avec des directions en place dans deux filiales dotées d'un conseil d'administration propre, l'exploration-production et le raffinage-distribution. La cellule de Houston exerce un contrôle essentiellement financier.
Aux commandes depuis août 2003, en prévision de l'arrestation quelques mois plus tard du fondateur, Mikhaïl Khodorkovski, Steven Theede est épaulé par son bras droit, Bruce Misamore, directeur financier, ainsi que par une douzaine de membres de la direction qui ont émigré aux Etats-Unis pour fuir la justice russe. L'état-major en exil dispose d'un "trésor de guerre" de plusieurs milliards de dollars déposés dans deux banques texanes pour gérer à distance une Ioukos ramenée à sa portion congrue. De surcroît, Steven Theede peut se targuer du soutien inconditionnel de la Menatep, holding off shore basée à Londres mais immatriculée à Gibraltar et donc à l'abri des attaques du Kremlin, qui contrôle plus de 60 % du groupe.
L'état-major de Houston travaille en tandem avec le nouvel actionnaire principal de la Menatep, Leonide Nevzline, réfugié en Israël, à qui Mikhaïl Khodorkovski a transféré ses actifs. Menatep continue de se désengager de Russie pour investir en Europe de l'Est et en Israël. Le portefeuille d'actifs de la holding est estimé à 30 milliards de dollars.
PLAINTE CONTRE LA RUSSIE
Quel que soit le verdict du jugement de Khodorkovski et de son associé Platon Lebedev, Ioukos n'entend pas relâcher la pression sur le terrain judiciaire. Le groupe a engagé des poursuites aux Etats-Unis contre des groupes énergétiques russes. Par ailleurs, la société a également saisi la Cour européenne des droits de l'homme.
Pour sa part, la Menatep a déposé une plainte contre la Russie devant un tribunal d'arbitrage londonien pour violation des accords commerciaux. Afin de l'aider à protéger ses actifs russes qui lui restent et lutter contre l'expropriation de Ioukos, l'ancien commissaire européen au marché intérieur Frits Bolkestein vient d'être nommé au comité de conseil international de la direction de la Menatep.
Reste une question de fond : Ioukos peut-elle survivre depuis Houston ? Certes, à l'instar de Total, la grande majorité des compagnies pétrolières opèrent loin de leur base de départ. Pour les spécialistes, la réalité de l'activité d'extraction des hydrocarbures nécessite toutefois une présence permanente de la direction sur place.
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Le Monde, 1.6.2005)