Le 1er aout dernier Mikhail Khodorkovski, ex PDG de la compagnie pétrolière Yukos et détenu du centre pénitentiaire de Matrosskaya Tishina, a publié dans le quotidien d’affaire russe Vedomosti un long article politique intitulé « Virage à gauche ».
Le contenu a de quoi surprendre, de la part de celui qui était estimé en 2003 comme la première fortune de Russie et qui était considéré par beaucoup à Moscou comme le martyr de la cause libérale. Il est vrai que le personnage est coutumier des revirements spectaculaires. Cadre des Jeunesses communistes durant la perestroïka, Khodorkovski fonde la MENATEP, l’une des premières banques privées de Russie, qui fait de lui l’un des « oligarques », ces hommes riches et puissants qui influent sur la politique du président Eltsine. En 1995, il obtient, en participant à des ventes aux enchères largement truquées la compagnie pétrolière Yukos, dont il fait l’une des entreprises les plus florissantes du pays. Ses méthodes de gestion, peu scrupuleuses mais efficaces, lui valent d’être mis au ban de la finance internationale, mais en 1999 il se convertit la gouvernance d’entreprise, investit dans les relations publiques, et son entreprise devient bientôt le chouchou des investisseurs étrangers. Parallèlement il crée en 2000 la fondation Russie Ouverte qui finance d’importants programmes dans le domaine de l’éducation et de la culture, de l’informatisation, mais aussi de la diffusion de la pensée libérale. Trop indépendant dans la gestion de son entreprise comme dans ses opinions politiques, il est accusé de fraude fiscale et de malversations, arrêté en octobre 2003, immédiatement incarcéré, et condamné au printemps 2005 à neuf ans de camp de travail.
Dans son texte, Khodorkovski souligne l’insatisfaction de la population russe envers le gouvernement actuel et la montée de l’agitation sociale, prédit le succès des partis de gauche (PC et « La Patrie ») aux prochaines élections parlementaires russes de 2007, et affirme la nécessité de mener une politique économique plus sociale et plus solidaire, afin de réconcilier le peuple russe avec son histoire récente et les résultats des privatisations. Selon Mikhail Khodorkovski, le parti de M. Poutine ne serait plus en mesure, dans des conditions démocratiques, de remporter les élections et ne verrait son salut que dans une escalade autoritaire. Aussi les libéraux modérés doivent-ils s’allier dans une large coalition démocratique avec les partis de gauche, pour « réconcilier enfin les valeurs de liberté et de justice ».
Le texte de Khodorkovski a fait scandale dans les milieux libéraux. Bien que beaucoup reconnaissent la justesse des analyses de l’ex-PDG, l’hypothèse d’une alliance avec le PC est largement perçue comme inacceptable, et certains n’hésitent pas à parler de « trahison ».
Mais les réactions n’ont pas été moins vives dans le camp du pouvoir. Le lendemain de cette publication, le porte-parole du parti pro-poutinien « Russie Unie » sommait les dirigeants de « La Patrie » d’exclure de leurs rangs les « partisans de M. Khodorkovski et des oligarques » et les accusait de s’être « vendus » à l’ex-patron de Yukos. La situation ne manque pas de sel lorsque l’on sait que « La Patrie » a toujours été en pointe dans le combat contre les oligarques – y compris contre Mikhail Khodorkovski, et que l’on se souvient des conditions de l’apparition de ce parti, notoirement considéré comme un parti marionnette, crée par le Kremlin dans le seul but de détourner une partie des voix du Parti Communiste.
La réponse de « La Patrie » ne s’est pas fait attendre – son leader Dmitri Rogozine a vertement répondu que les allégations de Russie Unie étaient mensongères, que Khodorkovski, dépouillé de sa fortune, n’était plus en état de financer quoi que ce soit, et que seuls de « parfaits crétins pouvaient encore le considérer comme un oligarque ».
Tout cela serait finalement plutôt comique si Mikhaïl Khodorkovski n’avait pas eu à payer ses réflexions politiques à voix haute par une aggravation brutale de ses conditions de détention. Hier, mardi 9 août, il a été transféré de la cellule à cinq places où il avait été placé depuis son arrestation le 25 octobre 2003 dans une cellule de onze personnes, et a été privé du droit de lire les journaux, de regarder la télévision, et de recevoir des colis. De plus, ses avocats se sont vu refuser la consultation des originaux des procès-verbaux des audiences du procès, alors qu’ils préparent le pourvoi en cassation de leur client.
Le procédé est particulièrement sordide, mais ce n’est qu’un pas de plus dans l’arbitraire, logique pour ceux qui ont suivi de près l’affaire Yukos depuis son commencement. C’est en effet peu après que M. Khodorkovski ait annoncé son soutien financier aux partis d’opposition (dont, d’ailleurs, le PC) à la veille des élections parlementaires de 2003 que les premières accusations ont été portées contre sa compagnie. Ruiné par des redressements fiscaux aux montants invraisemblables (supérieurs mêmes aux bénéfices de sa compagnie pétrolière), condamné pour des pratiques qui étaient – et sont toujours – monnaie courante dans le monde des affaires russe, abondamment calomnié par la télévision d’Etat, alors que d’autres oligarques continuent de bénéficier des faveurs du Kremlin, Khodorkovski paie surtout pour s’être désolidarisé de l’équipe au pouvoir, pour avoir dénoncé la corruption dans l’entourage du président, et pour avoir élaboré et proclamé publiquement sa propre vision de l’avenir de la Russie.
Durant une année de procès spectacle – année passée dans une étroite cage aux barreaux de fer en compagnie de son co-accusé Platon Lebedev – Mikhail Khodorkovski n’a cessé de proclamer son innocence, mais aussi sa confiance dans l’avenir, dans son pays, dans les valeurs de liberté et de démocratie. Celui qui, quelques jours avant son interpellation, avait déclaré aux journalistes « Je n’ai pas l’intention de devenir un émigré politique, s’ils veulent m’arrêter, qu’ils m’arrêtent. » n’a rien perdu de sa détermination et continue depuis sa prison de narguer les commanditaires de l’affaire Yukos, des proches du président Poutine et de hauts responsables du parquet général.
Ironie du sort, la télévision française rediffusait la veille au soir le film de Costa-Gavras L’Aveu. Au centre de l’intrigue, un haut dignitaire du Parti Communiste Pragois, joué par Yves Montand, accusé en 1952 d’espionnage au profit des Etats-Unis, emprisonné et contraint par la torture à signer des aveux délirants. Jusqu’à aujourd’hui, il était permis de se réjouir de ce que la Russie semblait avoir au moins rompu avec ce savoir-faire douteux, même si elle a visiblement gardé le goût des procès pour l’exemple,Mais les évènements des dernières vingt-quatre heures prouvent que le chantage physique et psychologique le plus direct est toujours de mise envers les opposants au régime.
Mesures de rétorsion physique, usage de substances psychotropes, chantage à la famille, interdiction de consulter un médecin, entraves multiples au droit de la défense, procès joué d’avance… Quelles avanies Mikhail Khodorkovski et ses collègues d’infortune devront-il encore subir avant que le tribunal de Strasbourg mette l’affaire Yukos à son ordre du jour ? Combien de temps encore nos dirigeants feront-il semblant de suivre les officiels russes dans leurs amalgames entre l’affaire Yukos et les scandales Enron et Parmalat ? Amnesty International a publié au printemps un communiqué alambiqué pour refuser à Mikhail Khodorkovski le statut de prisonnier politique. Attend-elle de devoir le faire à titre posthume ?
Face aux horreurs de l’histoire du XXe siècle, soigneusement analysées par les universitaires et mises en images par les scénaristes, il est aisé et valorisant de s’indigner, de condamner, et de s’étonner du manque de discernement de la plupart des contemporains des évènements. Malheureusement les leçons du passé ne semblent jamais devoir être tirées et le présent nous trouve toujours aussi aveugles…