16.12.04
Menacé de démantèlement, le groupe pétrolier russe a entrepris de déclarer en faillite sa filiale à Houston, au Texas. La manœuvre, utilisant une disposition de la loi des Etats-Unis, lui permettrait de préserver ses actifs, mais créerait un précédent.
Moscou de notre correspondante
L'immeuble de Ioukos, nimbé d'une lumière bleue, se dresse aux abords d'une gare de Moscou. Dans l'entrée, passés les tourniquets des services de sécurité, les larges photographies de l'ancien patron, Mikhaïl Khodorkovski, ont été décrochées. Elles montraient le milliardaire en pleine activité, visitant des installations de gisements en Sibérie, ou bien s'entretenant avec des personnalités américaines.
Les dirigeants de la société pétrolière - mise à genoux par le pouvoir russe qui lui réclame un total de 27,9 milliards de dollars en arriérés d'impôts, tout en ayant bloqué ses comptes bancaires et gelé ses actifs - ont jugé bon de supprimer cette galerie d'images racontant une gloire passée. Ne restent plus que des illustrations d'oléoducs et de puits.
Le message : oui, Mikhaïl Khodorkovski est en prison depuis octobre 2003, et son procès pour évasion fiscale et malversations se poursuit à Moscou, mais la société qu'il a créée, elle, continue de travailler.
Pourtant, on sent dans ces longs couloirs feutrés une atmosphère de fin de règne. Ioukos, 100 000 employés, premier producteur russe de brut, représentant selon certaines estimations 4 % du PIB du pays, semble à l'agonie. Sa capitalisation boursière n'est plus que de 1,8 milliard de dollars, contre 41 milliards en octobre 2003.
"Le moral est bas, confie un employé. On est pessimistes. Comme des condamnés qui avancent vers l'échafaud." Les cadres dirigeants de Ioukos, les Américains Bruce Misamore et Steven Theede, ont fui vers l'étranger, craignant pour leur sécurité. Les départs se multiplient au sein du personnel. La peur d'être convoqué par les enquêteurs des services fiscaux et du parquet général russe s'est emparée de chacun.
"JURIDICTION MONDIALE"
C'est dans cette ambiance décrépite qu'est intervenue, mercredi 15 décembre, l'annonce que le géant pétrolier russe avait demandé, devant un tribunal de Houston au Texas, à être placé sous la protection de la loi américaine sur les faillites.
Une audience du tribunal des faillites de Houston devait se tenir jeudi 16 décembre. Ioukos espère que la justice américaine lancera une procédure de mise en faillite, et interdira la vente aux enchères de sa principale filiale, Iouganskneftegaz, prévue à Moscou dimanche. Le principal acheteur en lice est le géant étatique russe Gazprom, contrôlé par des proches de M. Poutine.
Dans un communiqué, Ioukos a expliqué sa démarche en affirmant que la législation américaine sur les faillites avait une "juridiction mondiale". La cession de Iouganskneftegaz, qui représente 60 % de la production du groupe, causerait "un préjudice immédiat et irréparable" à Ioukos, ajoute le texte. A Moscou, le Fonds des biens d'Etat, qui organise la vente aux enchères de dimanche, a répliqué que seule la justice russe était compétente pour prononcer une faillite de Ioukos - scénario auquel Vladimir Poutine s'est d'ailleurs déclaré opposé, à plusieurs reprises. Les analystes jugent peu probable que le pouvoir russe cède aux injonctions d'un tribunal américain.
La démarche des dirigeants de Ioukos viserait plutôt deux objectifs : se mettre à l'abri des éventuelles remontrances des actionnaires minoritaires étrangers du groupe (25 % du capital), qui pourraient accuser la société de ne pas avoir épuisé tous les recours ; et exercer une pression sur le consortium de six banques européennes, emmené par Deutsche Bank, qui s'apprêterait à accorder un important crédit de 13,4 milliards de dollars à Gazprom pour financer l'acquisition de Iouganskneftegaz.
Le prix de départ de la vente aux enchères, qui vise à éponger une partie de la dette fiscale de Ioukos, a été fixé à 8,6 milliards de dollars, somme nettement inférieure aux estimations faites par la banque Dresdner à la demande du gouvernement russe. Mercredi, le directeur financier de Ioukos, Steven Theede, a parlé d'"expropriation". Le holding Menatep, qui réunit les principaux actionnaires de Ioukos, a menacé les futurs repreneurs de Iouganskneftegaz d'actions en justice, en Europe et aux Etats-Unis.
APPÉTITS FINANCIERS
Après vingt mois d'hostilités, la bataille opposant le Kremlin à l'empire de Mikhaïl Khodorkovski approche de son dénouement. Au printemps 2003, l'oligarque avait fâché le président russe lors d'une réunion au Kremlin, accusant la société pétrolière étatique Rosneft de corruption. Il s'était aussi opposé à l'introduction d'un nouveau système de taxation sur les compagnies pétrolières russes.
Cette année, en septembre, le pouvoir russe a annoncé la fusion de Gazprom et Rosneft pour jeter les bases d'un géant étatique des hydrocarbures, amené à être l'instrument de la Russie sur les marchés mondiaux.
Le sort réservé à Mikhaïl Khodorkovski, arrêté de façon spectaculaire sur un aéroport de Sibérie deux mois avant les élections législatives de décembre 2003, a été le point d'orgue de la politique de M. Poutine réduisant le poids politique des "oligarques", grands gagnants des privatisations des années 1990. L'Etat cherche à renforcer son contrôle sur les ressources naturelles du pays.
Mais une autre lecture des événements, de plus en plus évoquée dans les milieux économiques à Moscou, met en exergue les appétits financiers de l'entourage du président Poutine et la corruption de la nouvelle équipe dirigeante, mal masqués par le discours officiel sur le rétablissement de l'autorité de l'Etat.
Le rôle joué par l'oligarque Roman Abramovitch, en bons termes avec le président russe, continue de soulever de nombreuses questions. Patron de la société pétrolière Sibneft qui avait conclu un accord de fusion avec Ioukos en 2003 (aujourd'hui en cours de révocation), M. Abramovitch aurait proposé à Mikhaïl Khodorkovski d'arranger ses affaires avec le pouvoir russe, et d'obtenir sa libération de prison, en échange du contrôle de l'entité IoukosSibneft. Le refus de l'intéressé aurait précipité sa perte et celle de son groupe.
"Ioukos va cesser d'exister, ce n'est plus qu'une question de temps", maugrée un employé dans la tour.
Natalie Nougayrède
( Le Monde, 16.12.2004)
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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