14.12.04
La Russie s’annonce comme la grande puissance pétrolière et gazière de demain. Quelles compagnies en profiteront ? Poutine en décidera.
Au milieu des années 90, la ville de Nefteyougansk, sur les rives de l’Ob, majestueux fleuve sibérien qui va se perdre à 1 000 kilomètres plus au nord, était presque condamnée à disparaître. Créée de toutes pièces au milieu des années 60, elle était une sorte de Koweït City du Grand Nord, régnant sur l’un des plus importants gisements d’or noir de Russie, le champ de Priobskoye. Avec elle, tous les autres grands centres d’exploitation pétroliers russes étaient à la dérive. La Russie « puissance pétrolière » était en voie de disparition. Les équipements n’avaient pas connu le moindre investissement depuis vingt ou trente ans. Le pétrole s’échappait de tuyaux rompus, de derricks branlants. Au printemps, quand la neige se retirait, on pataugeait dans de véritables marécages de brut. Dirigeants désabusés, techniciens démotivés, ouvriers désenchantés, absentéisme, vols en tout genre étaient en train de mettre à bas ce secteur qui faisait pourtant, quelques années auparavant, la fierté de l’URSS. Entre 1987 et 1998, la production de brut est ainsi passée de 12 à 4,5 millions de barils par jour. Une véritable catastrophe industrielle.
Moins d’une décennie plus tard, Nefteyougansk a retrouvé une nouvelle jeunesse. La ville s’est transformée. Elle est redevenue la « perle » sibérienne de la production de brut. Elle abrite la société Iouganskneftegas, la plus importante filiale de Ioukos, la compagnie créée par Mikhaïl Khodorkovski en 1995. C’est dans cette ville sibérienne que « l’homme le plus riche de Russie » a bâti sa fortune. Et c’est ce même Iouganskneftegas que le milliardaire russe, actuellement en prison, va perdre, puisque la compagnie sera cédée aux enchères le 19 décembre 2004. Ainsi, d’un seul coup de marteau, c’est environ 1 % de l’offre mondiale de pétrole brut, et 12 % de la production russe, qui va changer de mains…
Passé glorieux. L’histoire de la renaissance pétrolière de la Russie et de la lutte pour maîtriser ce nouvel or noir est l’une des plus étonnantes d’une industrie qui ne manque pourtant pas de légendes. Ses réserves de pétrole sont évaluées aujourd’hui dans une fourchette de 6 à 12 % des réserves mondiales. Ses réserves de gaz atteignent 26 % des réserves mondiales. Le rythme actuel de production est de l’ordre de 9 millions de barils par jour, 50 % de plus qu’en 1998 et à peu près au niveau de ce qu’elle était en 1991. En quelques années, la Russie est redevenue une puissance pétrolière et gazière de premier plan. Ses recettes d’exportation sont constituées à 60 % de ventes de produits énergétiques, ses finances publiques ont été totalement assainies depuis la crise de 1998 grâce à l’augmentation du cours du brut, et son taux de croissance (entre 7 et 8 % cette année) dépend pour les deux tiers du prix du baril. La Russie renoue ainsi avec les épisodes les plus glorieux de son passé pétrolier.
En 1900, grâce aux champs de Bakou, en Azerbaïdjan, le pays était premier producteur mondial. Au début des années 50, il pointe au deuxième rang derrière les Etats-Unis grâce aux gisements découverts dans l’Oural et en Asie centrale, avant que la mise en valeur des immenses réserves de Sibérie occidentale n’assure à l’URSS les ressources financières dont elle avait besoin pour développer ses industries de défense.
Restructuration oligarchique. Ce redressement n’est évidemment pas dû à un miracle, mais à une profonde restructuration. Car, à partir de 1995, le pétrole russe devient l’affaire des « oligarques », cette classe de nouveaux entrepreneurs qui ont bâti leur fortune grâce aux privatisations massives entreprises par Boris Eltsine. Leur prise de pouvoir a commencé à porter ses fruits au tournant du siècle. Les oligarques achètent des compétences à l’étranger, embauchent des dirigeants et ingénieurs américains pour réorganiser les compagnies, font appel aux multinationales de l’ingénierie pétrolière. Schlumberger et Halliburton réunissent en Russie des équipes de plusieurs milliers de personnes et les expédient par avions complets sur les grands champs de production.
Les résultats ne se font pas attendre : entre 2000 et 2003, la production s’élève de 320 à 380 millions de tonnes par an. Les investissements dans l’exploration-production passent de 3 milliards de dollars en 1999 à 9 milliards en 2003, ce qui néanmoins est relativement faible encore par rapport aux besoins réels. A titre de comparaison, le seul Total va investir presque 10 milliards de dollars cette année dans l’exploration-production.
Dans le même temps, les grandes compagnies russes s’efforcent aussi de s’organiser sur le modèle des majors internationales, et leurs dirigeants parviennent à la célébrité mondiale, notamment dans les classements des plus grandes fortunes. Le plus fort à ce jeu est sans conteste Mikhaïl Khodorkovski, fondateur de la banque Menatep, créateur de Ioukos, qui promène sa silhouette juvénile dans tout ce que le monde compte de forums économiques internationaux, et qui devient progressivement l’enfant chéri de l’administration américaine.
Car l’industrie pétrolière russe a aussi bénéficié d’un événement inattendu et dramatique : les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Ils provoquent à Washington de sérieuses réflexions sur la diversification des approvisionnements pétroliers et incitent la Maison-Blanche à se rapprocher de la Russie. Les sommets énergétiques se multiplient entre les deux puissances, au cours desquels George W. Bush et Vladimir Poutine lancent l’idée d’une grande alliance. L’année 2003 va constituer l’apogée de cette renaissance du pétrole russe avec l’entrée de British Petroleum dans le capital de TNK, à hauteur de 50 %, à ce jour l’investissement étranger le plus important jamais réalisé en Russie (près de 7 milliards de dollars). Mais cette même année, l’arrestation, le 25 octobre, de Mikhaïl Khodorkovski marque une rupture de la stratégie du pouvoir russe dans la gestion de ses ressources énergétiques.
« Verticale de l’énergie. » Car dans le bureau de Vladimir Poutine, au Kremlin, on parle beaucoup de pétrole, dès son accession à la présidence de la Fédération de Russie, en décembre 1999. Poutine n’aime pas les oligarques, ces derniers le lui rendent bien. Autour du Président, des hommes nouveaux, principalement issus des organes de sécurité, montent en puissance et commencent à élaborer la fameuse théorie de la « verticale du pouvoir » (celle qui doit rétablir l’autorité dans le pays), qui conduit tout droit à la « verticale de l’énergie ». Ils enragent de voir ces oligarques honnis étaler leur fortune et étendre leur pouvoir. Vladimir Poutine écoute ses anciens camarades du KGB, s’agace des ambitions de Khodorkovski, qui envisage déjà de vendre à Chevron-Texaco ou à Exxon-Mobil la moitié du nouveau Ioukos fusionné avec Sibneft pour 30 ou 40 milliards de dollars. Le samedi 25 octobre 2003 à 5 heures du matin, lorsqu’il est arrêté par les forces spéciales sur l’aéroport de Novossibirsk, en Sibérie, la messe est dite. Les anciens du KGB l’ont emporté sur les golden boys et la « verticale de l’énergie » est en marche.
Un an plus tard, Mikhaïl Khodorkovski est toujours en prison, et l’affaire Ioukos est en voie de résolution, si l’on peut dire. Incapable de régler les arriérés d’impôts que l’administration russe exige, la compagnie pétrolière va voir lui échapper son principal actif, Iouganskneftegas, « saisi » avant sa vente aux enchères du 19 décembre. Mise à prix : 8,5 milliards de dollars, soit à peine la moitié de sa valeur réelle. Et à qui va échoir la filiale de Ioukos ? « La seule chose dont nous soyons certains, c’est qu’aucune compagnie étrangère ne sera autorisée à s’approcher de Iouganskneftegas, dit l’analyste pétrolier d’une grande banque d’affaires à Moscou. Les actifs de Ioukos iront à des compagnies russes dûment choisies par le Kremlin. »
Gazprom, nouveau géant d’Etat. Et c’est bien sûr Gazprom, premier groupe gazier russe, aujourd’hui entre des mains amies de Poutine, qui fait figure de favori, après s’être déclaré candidat au rachat de Iouganskneftegas le 30 novembre. Voilà comment la « verticale de l’énergie » aura fait naître un nouveau géant des hydrocarbures, dont la capacité de production de brut approcherait celle du Nigeria ! Car le Kremlin a prévu de s’assurer de la maîtrise de Gazprom, la participation de l’Etat dans le capital du géant gazier devant être portée à plus de 50 % via une habile fusion avec Rosneft. En constituant une compagnie d’Etat sur le modèle de l’Aramco en Arabie saoudite, Vladimir Poutine aura réussi dans son projet de concentrer les pouvoirs énergétiques au sein de structures dirigées par des hommes « sûrs », fermant ainsi la page des années Eltsine.
Quelle sera la place des compagnies étrangères dans ce nouveau paysage ? Celle que leur laissera le Kremlin. El les ne sont pas écartées du secteur énergétique, ne serait-ce que pour des raisons économiques. « Il faudrait investir au moins 35 milliards de dollars par an dans les vingt prochaines années pour maintenir le rythme actuel de la production, alors que nous n’en sommes même pas à la moitié de ce chiffre », dit le patron d’une major étrangère à Moscou. Il y a donc urgence, dans l’exploration-production, mais aussi dans les infrastructures de transport (le réseau de pipe-lines atteint la saturation sur certains grands axes) et les unités de liquéfaction de gaz sur lesquelles la Russie compte.
Certes, l’épisode Ioukos a semé le trouble chez les pétroliers mondiaux. Mais les réserves russes de pétrole et de gaz exercent sur eux un attrait irrésistible. Ces derniers mois, des opérations importantes ont signé leur retour à Moscou.
Total est sur le point de finaliser ses discussions avec le producteur de gaz Novatek, dont il va acquérir 25 % du capital pour environ 1 milliard de dollars. Dans la même région de Tioumen ( lire l’encadré ci-contre ), le pétrolier français détient 50 % du champ de Kharyaga au titre d’un des rares accords de partage de la production jamais signés en Russie. Et il a annoncé publiquement son intention d’accroître ses investissements, probablement aux alentours de 2 milliards de dollars. Le groupe américain ConocoPhilips a acquis à la fin du mois de septembre, pour 2 milliards de dollars, 7,6 % du capital de Loukoil, mis aux enchères par l’Etat. Chevron-Texaco et Gazprom viennent de signer un accord de coopération pour développer l’immense gisement gazier de Shtokman, dans la zone arctique, un champ qui intéresse aussi Shell et BP-TNK…
Gisements à prospecter. Sur le papier, la Russie s’annonce bien comme la puissance pétrolière et gazière de demain. Il reste d’immenses gisements à explorer, notamment en Sibérie et dans le Grand Nord. L’Europe, les Etats-Unis et la Chine ont un besoin urgent du pétrole et du gaz russes. Mais aucun grand projet, aucun investissement majeur, aucune acquisition ne pourra se décider sans l’imprimatur des hommes de Gazprom et du Kremlin. C’est ce signal que Vladimir Poutine a voulu donner aux majors du pétrole en mettant Mikhaïl Khodorkovski derrière les barreaux. Il a été capté cinq sur cinq…
François Roche
Les étrangers
Thierry Desmarest, PDG de Total. Cet expert du Moyen-Orient et de l’Algérie a toujours été circonspect vis-à-vis de la Russie, préférant la politique des petits pasà celle des « coups » spectaculaires. Il va toutefois plonger dans le marigot en prenant 25 % d’une compagnie locale, Novatek.
James Mulva, CEO de ConocoPhilips, a racheté la part de l’Etat dans Loukoil.Il a beaucoup donné de sa personne pour emporter l’affaire.Une rencontre,l’été dernier, avec Vladimir Poutine,sur les bords dela mer Noire a permis de conclure le deal.
Andrew Gould, PDG de Schlumberger, a fait de la Russieun nouvel eldorado, où 4 500 des salariés du groupe de service pétrolier travaillent. Chaque année depuis 2001, le chiffre d’affaires etles profits de « Schlum » y progressent de 30 %.
Les Russes
Mikhaïl Khodorkovski, ancien président de Ioukos. Jeune prodige de la finance avant de s’intéresser au pétrole, il est en prison depuisplus d’un an. Ses ambitions politiques, son aura mondiale trop flamboyante et son inimitié bruyante pour Vladimir Poutine auront causé sa perte.
Alexeï Miller, président de Gazprom. Il incarne la nouvelle garde poutinienne de l’énergie et règne sur une entreprise très proche du Kremlin.Il est candidat au rachat de Iouganskneftegas, le principal actif de Ioukos, la compagnie de Mikhaïl Khodorkovski.
Viktor Sechin, chef adjoint de l’administration présidentielle et nouveau président de Rosneft . Ami de Poutine, natif comme lui de Saint-Pétersbourg, il œuvre à la fusion de Rosneft avec Gazprom pour assurer le contrôle de la « verticale de l’énergie » sur le pétrole russe.
( Challenge, décembre 2004)
Derniers développements
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe
YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire
de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003,
il a été condamné à l'issue d'un
procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.
M. Khodorkovsky durant son procès
Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine.
La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont
reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire
YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions
libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté
aux partis d'opposition lors des dernières élections. Parallèlement, la
compagnie YUKOS dont il était également le principal
actionnaire a été soumise à des redressements
fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de
prétexte à confiscation de la plupart des actifs de
la société. Pour tenter de pallier un
certain déficit d'information en langue française, je me
propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une
couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme
"le procès du siècle".
L'Observatrice
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