Vladimir Poutine estimait, il y a quelques années, que l'industrie pétrolière de son pays était une véritable "poule aux œufs d'or" . Deuxième exportateur mondial de brut après l'Arabie saoudite, la Russie tire effectivement aujourd'hui grand profit de la hausse des cours mondiaux. Concentrée en Sibérie occidentale, la production nationale a augmenté de plus de 50 % depuis 1999. Avec la relance de la consommation des ménages, l'afflux de pétrodollars est au cœur de la croissance économique russe. Grâce à cette manne, Moscou engrange désormais des milliards de dollars sur un Fonds de stabilisation censé protéger l'économie nationale d'un éventuel retournement des cours. Et le pays a pu rembourser dès cette année 15 milliards de dollars de dettes au Club de Paris, en avance sur les échéances prévues.
Et puis a éclaté l'affaire Ioukos, qui a jeté un froid glacial sur tout le secteur de l'or noir. Le défunt groupe employait 100 000 personnes. Sa contribution à la production pétrolière nationale s'élevait à 11 %. Aujourd'hui, Ioukos est vidée de sa substance. En mai dernier, son ancien patron, Mikhaïl Khodorkovski, a été condamné à neuf ans de prison. La compagnie a dû régler la somme record de 28 milliards de dollars en arriérés d'impôts ! Finalement, après un démantèlement en règle, les actifs de l'ancien groupe ont été transférés au début de l'année dans une structure publique dénommée Rosneft. Parce que Ioukos produisait quand même autour de 1 % du brut mondial et que la désorganisation engendrée par le démantèlement a provoqué de gros problèmes de livraisons, la crise a contribué, un moment, à pousser les cours mondiaux à la hausse.
A présent, tout est apparemment rentré dans l'ordre. Mais la Russie n'a pas fini de payer les conséquences du scandale. Les créneaux qui étaient occupés par l'ancien groupe sur les marchés extérieurs ont souffert. La plupart sont maintenant occupés par Loukoil et Rosneft, deux groupes dont les dirigeants sont en excellents termes avec le pouvoir politique. Coïncidence ? Beaucoup pensent que non. Pour eux, toute la saga Ioukos ne relevait au fond que d'une redistribution des cartes au profit des amis du Kremlin. Rosneft est dirigé par des proches de M. Poutine. Les investisseurs étrangers ont interprété le message : Moscou n'est pas disposé à leur céder le moindre contrôle sur ce lucratif secteur. Lucratif, mais pas forcément durable.
De l'avis des principaux spécialistes, l'effet de la manne pétrolière sur l'économie nationale aurait atteint ses limites. Pour au moins trois raisons. En entamant sérieusement la confiance des détenteurs de capitaux, l'affaire Ioukos a d'abord abouti à une baisse des investissements nécessaires au secteur. Ensuite, l'engorgement des oléoducs freine la possible relance des exportations. Enfin, après la pointe observée en septembre 2004, avec 9,42 millions de barils/jour, et malgré une petite reprise ces trois derniers mois, la hausse de la production nationale d'or noir n'a cessé de ralentir.
Selon l'Agence internationale de l'énergie, elle augmentera encore de 3,8 % cette année. Mais la progression était de 9 % en 2004 et de 11 % en 2003 ! Il y a plus grave. La "réticence" du Kremlin à ouvrir le secteur énergétique aux investissements étrangers a déclenché une crise de confiance qui entrave les projets de développement au-delà même du secteur pétrolier. La fuite des capitaux a repris, jusqu'à 33 milliards de dollars "envolés" pour la seule année 2004 d'après l'agence Fitch Ratings. Or, "pour poursuivre sa croissance, l'économie a besoin de plus en plus d'entrées de capitaux", estime Evgueni Gavrilenkov, l'économiste en chef de la banque Troïka Dialog à Moscou. Le ministre de l'économie et du commerce, Guerman Gref, le reconnaissait lui-même au printemps, "l'afflux de pétrodollars n'est plus en mesure de pousser la croissance nationale vers le haut".
Que ce soit vers la Chine, vers le port de Nakhotka dans l'Extrême-Orient russe, ou vers Mourmansk, dans le Grand Nord, les grands projets de construction d'oléoducs marquent le pas. Pour l'heure, les livraisons de produits pétroliers à la Chine se font par voie ferrée. "Faute d'investissements majeurs, note l'économiste Evguéni Gavrilenkov, la capacité d'utilisation des infrastructures dépasse aujourd'hui les 90 %."
Occupées à engranger les profits, les compagnies pétrolières nationales n'ont tout simplement pas consacré suffisamment de moyens à l'exploration de nouveaux gisements. Elles se sont contentées d'améliorer le rendement de vieux puits déjà forés à l'époque soviétique. Bref, les dividendes du "boom" pétrolier ne se font plus vraiment sentir qu'en certains endroits très particuliers du pays.
AU fin fond de la taïga, la petite ville de Khanty-Mansiysk, à trois heures d'avion de Moscou, en est l'illustration la plus patente. Khanty-Mansiysk, 55 000 habitants, étale ses rues impeccablement goudronnées, ses immeubles neufs à l'architecture futuriste, ses magasins chics et son hôpital équipé dernier cri au pied de collines boisées, à la confluence du fleuve Ob et de la rivière Irtich, en Sibérie occidentale. Ici émerge une nouvelle Russie, conquérante et patriotique, comme la rêve le Kremlin, c'est-à-dire baignée dans la richesse de son sous-sol, travailleuse, pétrie de valeurs religieuses orthodoxes, et dépourvue de contestataires politiques.
On appelle cet endroit le "Koweït russe". Khanty-Mansiysk est le chef-lieu d'une région qui produit 58 % du pétrole national. Elle affiche le plus haut niveau de vie du pays, après l'agglomération de Moscou. Le salaire moyen y est de 20 000 roubles (570 euros), soit près de trois fois la moyenne russe. En 2004, la région a fourni 15 % des recettes du budget fédéral russe.
Le gouverneur de Khanty-Mansiysk, un ancien dignitaire soviétique en poste depuis les années 1970, aime les arts et veut miser sur l'éducation. Il a déjà inauguré une université, et "prié" les firmes pétrolières de bien vouloir financer l'acquisition de 400 toiles de maîtres russes des XVIIIe et XIXe siècles, et d'icônes remontant au XVe. Un bâtiment fraîchement construit, dressant ses colonnades néoclassiques au milieu de ce paysage de marais, accueille la collection. Une jeune femme, Natalia Golitsina, arrivée de sa région natale d'Ekaterinbourg dans l'Oural, a été nommée directrice adjointe de ce musée, unique en Sibérie, et entièrement financé par le mécénat pétrolier. La collection est devenue le point d'orgue d'un véritable renouveau de ferveur nationaliste. "On met l'accent sur l'art patriotique, pour transmettre une certaine fierté d'être russe à la nouvelle génération", explique la jeune responsable.
La région, où règne un certain esprit pionnier, s'est dotée d'une "école pour enfants doués". Un millier d'élèves venus de villages éloignés y sont logés en pension gratuite. Ils étudient la danse, la peinture, la musique. "Notre but est l'excellence", se félicite le directeur, Alexandre Berezine, un Russe de 33 ans, venu d'Ukraine. "La Russie a traversé des périodes difficiles. Nous voulons montrer qu'il y a des choses dont on peut être fier, et qu'il est possible, même dans une région reculée, d'offrir une éducation de haut niveau", dit-il. Alexandre Berezine fait admirer les locaux, une débauche de marbres et de plantes exotiques.
A Khanty-Mansiysk, les rues sont sillonnées par des 4 × 4 japonais rutilants. Des devantures d'agences de voyages proposent des séjours en Egypte ou en Europe. Une grande cathédrale orthodoxe à bulbes dorés est en construction sur la colline. "Ce sera notre Montmartre, se réjouit un habitant, avec des escaliers en pierre blanche qui descendront vers le centre-ville." Plus loin, une pancarte publicitaire vante les mérites du service militaire "sous contrat" en Tchétchénie. "Le choix des vrais hommes", affirme le slogan.
Le bien-être apporté ici par les cours élevés du pétrole a redonné confiance à la population. Alors que la Russie enregistre depuis des années un fort déclin démographique, la région de Khanty-Mansiysk affiche un taux de natalité record. La région verse aux familles 3 000 roubles (86 euros) par mois pour chaque enfant âgé de moins de 3 ans. "A la naissance de chaque enfant, précise un jeune père, les autorités régionales versent une somme d'argent sur un compte spécial. Quand l'enfant atteindra 18 ans, il recevra 70 000 à 100 000 roubles (2 000 à 2 860 euros), pour son éducation ou son logement. C'est comme dans les Emirats arabes !"
Une seule formation politique a pignon sur rue : Russie unie, le parti pro-Poutine. Son immeuble luxueux borde "l'allée des gloires sportives de Khanty-Mansiysk", où sont affichés les portraits des champions de biathlon. Un peu à la manière des panneaux d'ouvriers méritants de l'époque soviétique.
Le secrétaire régional du parti, Alexandre Sidorov, parle de "redressement national, axé sur un partenariat nécessaire entre les grandes firmes pétrolières et les pouvoirs publics". Pour lui, c'est sûr, "depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, on sent que l'Etat russe a recommencé à exister". D'après les sondages, pourtant, Russie unie est talonné ici par un parti ultranationaliste.
A Khanty-Mansiysk, il n'y a qu'une seule source d'information audiovisuelle : la télévision fédérale, contrôlée par le Kremlin. Les médias régionaux écrits sont fidèles au gouverneur, lui aussi membre de Russie unie. Aucun journal d'opposition n'est distribué. La tâche est donc rude pour Iouri Chagout, le représentant du petit parti démocratique Iabloko, qui se désole : "L'économie se développe, alors, notre message, peu de gens veulent l'entendre."
Dans ces immensités sibériennes où jaillit le pétrole, on veut envisager l'avenir avec optimisme. Valentin Nazarov, un moujik costaud, gère la Fondation des générations qui finance, grâce aux taxes pétrolières, l'ensemble des programmes éducatifs et sportifs locaux. Il affirme que le sous-sol regorge d'assez d'hydrocarbures pour des décennies. Sa fondation a recueilli à ce jour 500 millions de dollars, en partie réinvestis en Bourse. Spécialiste du secteur pétrolier, il assure que les retombées de l'affaire Ioukos ont été minimes. "Pour les gens d'ici, l'essentiel est que les salaires continuent d'être versés", dit-il.
Ce qui compte, poursuit notre interlocuteur incidemment conseiller du gouverneur , c'est la mission que doit remplir la Russie, en ce début du XXIe siècle. Fervent orthodoxe et patriote russe, le moujik estime que son pays est "l'avant-garde de l'Europe. C'est nous qui lui fournissons du gaz et du pétrole. Nous, les Russes, avons conservé des valeurs sacrées, le sens de la collectivité, de la chrétienté véritable. C'est nous, ici, qui faisons tout pour endiguer l'avancée des Chinois en Sibérie. L'Europe devrait nous manifester plus de sympathie."
Le miracle économique que vit Khanty-Mansiysk peut-il se répandre dans le vaste pays ? C'est l'un des défis auxquels est confronté le Kremlin. Cette région de 1,5 million d'habitants qui a la taille de la France et où vivaient jusqu'à la colonisation cosaque du XVIIe des ethnies d'origine finno-ougrienne, les Khantys et les Mansis ne représente que 1 % de la population totale de la Russie. Une poche d'opulence dans une Russie où les disparités ne cessent de s'accroître et qui compte 25 % de pauvres.
Il suffit de se rendre de l'autre côté des collines boisées, loin des trajets réservés au visiteur étranger, pour apercevoir l'envers du décor. Des centaines de familles déshéritées, ouvriers ouzbeks, moldaves, tatars, employés sur les chantiers, ainsi que des Russes descendants de déportés de l'ère soviétique, s'entassent là dans de petites izbas de bois, ou dans des conteneurs métalliques transformés en habitations de fortune.
Sans eau courante, chauffés au poêle à bois quand la température tombe à 40 l'hiver, leur univers est celui d'un bidonville de tiers-monde.
Nathalie Nougayrède
(
Le Monde, 9.9.2005)