Ioukos, le géant pétrolier russe dont le fondateur Mikhail Khodorkovski est en prison depuis le 25 octobre 2003, n'échappera pas au démembrement. Sa principale filiale, Iouganskneftegaz, qui produit 60 % de son brut, est menacée de devoir arrêter l'exploitation de trois gisements. Afin de recouvrer les énormes arriérés fiscaux du groupe, la justice a par ailleurs annoncé sa prochaine mise en vente. Si cette pièce maîtresse de Ioukos revenait à une compagnie proche du Kremlin, comme l'hypothèse est fréquemment évoquée à Moscou, le pouvoir toucherait alors à son but : démanteler un acteur trop puissant et trop indépendant du jeu énergétique et retrouver la haute main sur ce secteur vital pour l'économie du pays. Officiellement, la décision de vendre une partie des actifs de Iouganskneftegaz a été prise en raison «du dépassement sans justification par Ioukos des délais de remboursement de sa dette fiscale». Sur les 3,4 milliards de dollars qu'il devait pour 2000, le groupe en a remboursé 3, et il doit encore 4,1 milliards de dollars au titre de 2001. Mais le fisc russe refuse tout arrangement et la justice a déjà enclenché une série de poursuites à l'encontre de ses filiales. Toute la question est aujourd'hui de savoir dans quelles conditions la vente de Iouganskneftegaz va se dérouler.
Favoritisme. Les fuites à ce sujet ne sont guère encourageantes. Au point que le Département d'Etat américain s'est dit «préoccupé» par le fait qu'il pourrait s'agir d'une «vente forcée» entachée de «favoritisme». Iouganskneftegaz a en effet été estimé à 10,4 milliards de dollars, un prix inférieur à sa valeur réelle, de l'avis des spécialistes. Selon la Dresdner Bank, qui a évalué Ioukos , le groupe vaut entre 14,7 à 17,3 milliards de dollars. Enfin, selon l'agence Interfax, pour les enchères, le prix de départ des 76 % de son capital proposés à la vente ne serait que de 4 milliards de dollars... tout juste de quoi rembourser les dettes restantes de 2000 et 2001. Si ce scénario se vérifiait, d'autres filiales de Ioukos devraient ensuite être vendues afin de régler les arriérés d'impôts de 2002 et 2003...
Mais qui va racheter Ioukos ? Gazprom, qui possède un quart des réserves mondiales, a démenti être intéressé. L'Etat, principal actionnaire du géant gazier, devrait bientôt devenir majoritaire après la fusion de Gazprom avec le pétrolier public Rosneft. Avec Iouganskneftegaz, Gazprom serait alors le fer de lance d'un puissant secteur public énergétique. Mais la stratégie du Kremlin ne paraît pas encore bien arrêtée. Certes, Vladimir Poutine tient sa revanche contre Mikhail Khodorkovski, dont les ambitions politiques l'avaient indisposé. Jugé pour escroquerie et évasion fiscale, l'ancien patron de Ioukos encourt jusqu'à dix ans de prison. D'autre part, l'homme fort du Kremlin, qui s'est engagé à ce qu'il n'y ait pas d'étatisation, doit trancher dans ce qu'il adviendra du groupe.
Peur. Alors que la croissance russe a atteint un rythme annuel de 6,9 %, beaucoup s'inquiètent de l'impact de cette affaire sur le climat des investissements. Le conseiller économique de Poutine, Andrei Illarionov, connu pour ses positions libérales, a dénoncé dans la presse le «climat de peur» qui s'est insinué dans le monde des affaires : «C'est le résultat de nombreuses actions, dont les poursuites contre Ioukos, la compagnie pétrolière la plus efficace de Russie.»
Par Véronique SOULE
(Lu dans
Libération, 23.10.2004)