Avec M. Edouard Chevardnadze, c’est un des derniers dirigeants de l’ère soviétique qui quitte le pouvoir. Présidant aux destinées de la Géorgie depuis trois décennies presque sans interruption, il n’en avait pas moins rapproché son pays des Etats-Unis. L’arrivée aux affaires d’une nouvelle génération, souvent formée à l’occidentale, accentuera cette évolution, au grand dam du Kremlin. Depuis la fin de l’Union soviétique, en 1991, Moscou s’efforce, face aux pressions de Washington, de préserver son influence dans le sud du Caucase comme en Asie centrale, quitte à jouer sur les dissidences (Ossètes, Abkhazes, Adjares...). A la veille des élections législatives en Russie, M.Vladimir Poutine a néanmoins d’autres préoccupations : l’arrestation et la dépossession du patron du groupe Ioukos marquent le début d’un bras de fer décisif entre la présidence et les oligarques.L’issue du conflit qui oppose, depuis juillet, le Kremlin au magnat de l’or noir Mikhaïl Khodorkovski décidera de la direction de la Russie pour la prochaine décennie. A quelques semaines des élections législatives du 7 décembre, le choc devenait inévitable dès lors que certains oligarques, l’ancien chef de Ioukos en tête, entendaient « privatiser » la prochaine Douma en y obtenant une minorité de blocage. Mais le président Vladimir Poutine a aussi pris l’initiative en raison de l’imminence de nouvelles privatisations - celles des monopoles d’Etat comme Gazprom - et du début des grands investissements étrangers dans des secteurs stratégiques : il ne pouvait accepter que les oligarques, renforçant leur mainmise sur l’économie, décident seuls des conditions dans lesquelles des entreprises multinationales y prendront pied.
La communauté internationale compte les points, tentant de sauver à la fois la face et ses intérêts, malgré ses propres contradictions. Après avoir proposé aux pays issus du communisme la « démocratie » et le « marché » clés en main, elle espère ne pas devoir choisir entre l’homme du Kremlin et le monde des affaires et rêve qu’émerge une personnalité capable d’endosser de manière crédible la toge de défenseur des valeurs démocratiques et de la libre entreprise.
Des hommes considérés hier comme de vulgaires escrocs sont ainsi devenus les champions des libertés parce qu’ils acceptent de partager avec l’Occident les fruits de leur ingénierie financière et s’opposent aux « étatistes » regroupés autour de l’« ex-espion » Poutine - ancien responsable du KGB. A l’ouest, on s’inquiète plus de leur sort que de celui des dizaines de millions de victimes de l’effondrement post-communiste. Celles-là même qui se réjouissent de voir un magnat retomber dans la glèbe dont il s’était extrait à leurs dépens.
L’affaire Ioukos commence le 19 juin 2003 avec l’arrestation de M. Alexeï Pitchougine, chef de ses services de sécurité, accusé de deux meurtres et d’une tentative de meurtre en 1998. Le 3 juillet, c’est le tour de M. Platon Lebedev, actionnaire de l’entreprise et président de son bras financier, Menatep : il est arrêté et inculpé de diverses infractions financières dans le cadre de la privatisation du groupe d’engrais Apatit (1994) et d’implication dans l’assassinat, en 1998, d’un maire qui se battait pour forcer Ioukos à payer ses arriérés d’impôts. Le procureur général convoquera également le PDG, M. Mikhaïl Khodorkovski, et son adjoint Leonid Nevzline, réfugié depuis en Israël. Coup de théâtre le 25 octobre : M. Khodorkovski rejoint M. Lebedev en prison, sous le coup de sept inculpations, dont celles de vol en groupe organisé, d’escroquerie, d’évasion fiscale et de faux. Les deux hommes, qui nient les faits, risquent dix ans de prison.
Le 30 octobre, le procureur général gèle 44 % des actions du groupe, estimées à 15 milliards de dollars. Mais l’oligarque aurait anticipé la manuvre et ne posséderait plus que 9,5 % des actions, le reste ayant été transféré à Ioukos Universal et à Halley Enterprises, deux entités appartenant à Menatep Gilbraltar, une compagnie sur de Menatep. Dans un geste de défi, la société offre à ses actionnaires 2 milliards, un dividende record qui retombe en grande partie dans l’escarcelle de M. Khodorkovski (et de l’oligarque Roman Abramovitch, qui avait acquis 26 % de Ioukos au moment de la vente d’une autre compagnie russe, Sibneft).
Main basse sur la RussieM. Khodorkovski abandonne alors la présidence du conseil d’administration « pour le bien de l’entreprise et du personnel », et annonce qu’il se consacrera à la fondation Russie ouverte, créée en 2001 afin de promouvoir la « société civile ». Lui succède M. Simon Kukes, devenu citoyen américain, rentré en 1996 comme vice-président de Ioukos, passé chez TNK (Pétroles de Tioumen) en 1998, le temps de négocier l’investissement de British Petroleum (BP), et revenu chez Ioukos cet été. La compagnie compte désormais trois directeurs américains pour quatre russes.
Selon le procureur, le gel des actions n’est pas une confiscation, mais une mesure conservatoire, M. Khodorkovski et ses amis devant à l’Etat 1 milliard de dollars. Rien là d’exceptionnel : depuis le début de l’année, 3 000 dossiers ont été ouverts contre des réfractaires à l’impôt. Mais le poids de l’entreprise et la personnalité de son directeur donnent une dimension internationale à l’affaire.
Parcours classique que celui de cet ancien apparatchik du Komsomol : premiers dollars accumulés dans des « petits business », injection de ces dollars dans la Menatep, qui prospère en jouant sur les taux de change, soutien à la réélection de M. Boris Eltsine en échange d’un accès privilégié aux entreprises publiques. Vient ensuite la phase de « consolidation », quand tout est bon pour forcer à la vente d’autres propriétaires moins protégés, ainsi que les fameux « directeurs rouges », qui avaient privatisé leur entreprise en rachetant les actions de leur personnel. Des firmes sont vidées de leur substance pour justifier des rachats à prix dérisoires et financer la corruption des fonctionnaires, de la police, des juges.
Ces arrestations interviennent alors que Ioukos entreprend un virage historique - la fusion avec Sibneft, et les négociations en vue de la vente d’un paquet d’actions à une multinationale. Début octobre, ExxonMobil, la première compagnie pétrolière du monde, négocie l’achat de 40 % à 50 % des actions de Ioukos pour quelque 25 milliards de dollars (2). Alors que M. Khodorkovski avait acheté l’entreprise pour 300 millions de dollars, celle-ci sera estimée à plus de 30 milliards lors de la fusion !
Le président Poutine ne refuse pas l’entrée massive du capital étranger dans un secteur vital, mais il n’a pas encore choisi entre ExxonMobil et TexacoChevron. Et surtout le Kremlin veut que l’Etat contrôle l’opération : pas question de laisser un oligarque légitimer, via cette vente, les milliards qu’il a acquis.
M. Poutine a d’ailleurs confirmé la prochaine privatisation des secteurs des transports et de la distribution d’énergie, à l’exception des oléoducs et gazoducs, qu’il veut maintenir sous contrôle de l’Etat - car le développement de ce vaste pays dépend de son infrastructure. Déjà M. Khodorkovski avait déclaré son intérêt pour Gazprom. Bref, faute d’un tournant, les oligarques allaient encore consolider leur pouvoir, contrariant les tentatives de diversification et l’un des grands enjeux de la seconde présidence de M. Poutine : réduire un tant soit peu le fossé entre riches et pauvres.
En fait, le boom économique contraint le pays à diversifier une économie trop dépendante des matières premières et impose un choix entre « étatistes » et « libéraux ». Selon l’expression du ministre des finances et vice-premier ministre Alexeï Koudrine, il serait dangereux que la Russie continue à « dépendre des oligarques, du prix élevé du pétrole, de banques artificiellement dopées et de fausses faillites (3) ».
Dernier enjeu : les échéances électorales. M. Khodorkovski s’est vanté d’avoir pu bloquer à la Douma des projets contraires à ses intérêts. Il finance toutes les oppositions afin de pouvoir tuer dans l’uf la législation préparée par le gouvernement pour augmenter les taxes sur les industries extractives au profit des PME et d’autres producteurs stratégiques comme l’agriculture et la défense. Non contents de privatiser le Parlement, les oligarques en font autant avec les services publics en finançant hôpitaux, écoles et transports de leur choix au lieu de payer leurs impôts.
M. Khodorkovski ayant rompu le pacte de non-agression du printemps 2000, qui délimitait les zones d’influence du politique et de l’économique, le président Poutine a cru le moment venu de se débarrasser des restes de la « famille » eltsinienne. Sans doute estime-t-il la Russie assez riche pour se permettre une pause, le temps de digérer l’affaire sans trop de remous internationaux. Comme le dit un journaliste russe, « ce n’est pas parce que l’Ouest, sur le tard, est tombé amoureux des oligarques qu’ils méritent tant d’affection (4) ».
L’affaire n’aurait jamais pris cette ampleur si la Russie avait développé, sur les ruines du communisme, d’autres forces qu’un exécutif puissant et une oligarchie monopolistique (partis politiques, organisations sociales, petites et moyennes entreprises...). Ces deux piliers avaient coexisté sous M. Eltsine dans la mesure où ils étaient interdépendants : la rupture de l’équilibre entre eux a provoqué un choc frontal.
Un président sans base ni partiDès son arrivée à la présidence, M. Poutine avait annoncé qu’il allait « supprimer les oligarques en tant que classe ». Trois ans durant, il n’en fera rien, comme s’il était impuissant à les réduire. Lorsque la crise éclate, le Kremlin reste muet pendant plusieurs jours. Quand enfin le président parle, c’est pour affirmer qu’il faut laisser la justice suivre son cours, que tous les Russes doivent être égaux devant l’impôt, que les privatisations ne seront pas remises en cause, mais que les crimes ne resteront pas impunis. A l’intention des étrangers, il parle de mieux protéger les actionnaires minoritaires, malmenés par les oligarques, et annonce la fin du monopole de Gazprom « dans les mois, pas dans les années à venir ».
Dans ce bras de fer, le président souffre de son passé. Il a accédé au pouvoir sans « base », ni parti, ni cercle personnel. M. Eltsine lui a fait promettre de ne pas s’attaquer à ses proches. Manquant de cadres, lui qui ne fait confiance à personne s’entoure d’hommes dont l’origine le rassure, anciens de Saint-Pétersbourg et des services secrets. Une réserve de gens dévoués à leur pays, dotés d’un sens du devoir, détestant la corruption, mais dont le monolithisme projette cette image de clan qu’il voulait éliminer avec la « famille ». Fuyant les conflits ouverts, il tarde à se débarrasser d’officiels hérités de son prédécesseur.
Il faudra attendre l’affaire Ioukos pour qu’il limoge M. Alexandre Volochine, le chef de l’administration présidentielle, dont le départ symbolise le changement des élites. Ce n’est pas, en soi, le signe que le président s’est rallié à un clan, que ce soit celui des siloviki (les hommes de la sécurité) ou celui des démocrates libéraux. La nomination à sa place de M. Dimitri Medvedev, secondé par M. Dimitri Kozak, révèle le poids de jeunes juristes de Saint-Pétersbourg sans passé dans les services secrets. Il n’empêche que les anciens de ces derniers ont des contacts privilégiés avec les entreprises de la défense. Cette composante de l’élite économique - la troisième avec l’énergie et la grande industrie - était restée à l’écart des premières privatisations et entend profiter de la prochaine vague.
Depuis son arrestation, M. Khodorkovski est présenté comme « homme d’affaires et philanthrope ». Son modèle, c’est l’Amérique ; son rêve, courir le monde comme MM. George Soros et Bill Gates pour donner un avis sur tout. « Patriote » à l’instar de tous les oligarques, il déclare dans son communiqué du 30 octobre : « Où que je travaille, je consacrerai toutes mes forces à mon pays, la Russie, et à son avenir, en lequel je crois fermement. » C’est un signal à l’attention de ceux qui, à l’intérieur, espèrent qu’il va quitter le pays et, à l’extérieur, qualifient d’antisémite la campagne qui cible les oligarques juifs - c’est-à-dire la majorité d’entre eux.
Désormais, il va se consacrer à sa fondation. M. Khodorkovski se présente comme l’homme capable d’amener la Russie sur la voie de la démocratie. Séduisant, le personnage s’est toujours voulu différent : un businessman au profil international, au look soigneusement étudié, menant une vie si discrète que, lorsque ses ennuis commencent, peu de Russes le connaissent. Sa fierté, assure le communiqué annonçant sa démission, est d’avoir « créé la société la plus efficace du pays », une des entreprises « leaders de l’économie mondiale », grâce à des « principes de transparence financière et de responsabilité sociale des affaires ». Sous sa direction, la valeur du groupe a été multipliée par 120 entre 1998 et 2003.
Mais cet homme pressé pâtit de son impatience et de son arrogance. Il se sent au-dessus des lois, visite les Etats-Unis comme un chef d’Etat, bref se voit calife à la place du calife. Certain que le Kremlin cherchera le compromis, il se place d’emblée le dos au mur. Alors que M. Abramovitch, qui désinvestit de Russie, peut s’installer à l’étranger, M. Khodorkovski, lui, voit son avenir en Russie. Il ne se contente plus de financer l’élection de ses lobbyistes : il veut monter personnellement sur le ring, au plus haut niveau, en 2008 - voire dès mars 2004.
Quand l’Occident s’enflamme pour IoukosConscient du risque, le président temporise, répétant que l’affaire concerne Ioukos et son patron, rien de plus, rien de moins. La Bourse ne s’affole pas : les cours chutent à l’annonce de la démission de M. Khodorkovski, mais remontent après la nomination de M. Kukes. Et les investisseurs respirent : BP annonce que le projet d’achat de TNK n’est pas remis en cause ; la Deutsche Bank annonce qu’elle va acheter 40 % d’une banque d’investissement, car « le marché russe est le plus grand et le plus important d’Europe ». Pour ces milieux, M. Poutine représente la stabilité, et l’oligarque déchu ne vaut pas une messe.
De son côté, M. Khodorkovski a toujours cru que son profil international le protégerait en cas de conflit avec le Kremlin - d’où les efforts de ses avocats pour impliquer la communauté internationale. Ses amis américains brossent le tableau apocalyptique d’une Russie retombant dans le totalitarisme, sous la botte d’un tchékiste et de ses sbires. Largement aux mains des oligarques, les journaux nationaux relaient les prises de position des ultraconservateurs ; l’influent Richard Perle, président du Defense Policy Board, propose d’expulser la Russie du G 8 ; M. Bruce Jackson, initiateur de la fameuse « Lettre des Dix de Vilnius » en faveur de l’intervention en Irak, déclare que M. Poutine menace les intérêts des Etats-Unis dans la Communauté des Etats indépendants (CEI). Même M. Soros appelle à la défense de la démocratie russe.
Un journal américain révélera les coûteux efforts de l’oligarque pour s’introduire dans les cercles fermés de Washington : il aurait dépensé au minimum 50 millions de dollars par an depuis 2001, y compris 1 million donné à la Librairie du Congrès et 500 000 dollars à la fondation Carnegie (5). Courtisé par les instituts de recherche sur la Russie qu’ont délaissés les étudiants brillants à la mode, il finance généreusement plusieurs institutions néoconservatrices américaines et ouvre le conseil d’administration de sa fondation à des hommes influents, de l’ancien sénateur démocrate Bill Bradley à M. Henry Kissinger aux Etats-Unis, en passant par lord Rothschild en Grande-Bretagne.
Jugeant les réactions de la Maison Blanche trop molles, les avocats de M. Khodorkovski visitent les capitales européennes pour appeler leurs dirigeants à inscrire l’affaire Ioukos à l’ordre du jour du sommet Union européenne - Russie du 6 novembre. Certes, les Européens n’ont pas attendu ce lourd lobbying pour s’inquiéter à l’idée d’intensifier la coopération avec un pays dont la justice fonctionne de manière si arbitraire. Mais ils ne veulent pas prendre le parti des oligarques. Ils épargneront donc à leur hôte toute contrariété, passant la Tchétchénie par pertes et profits, le président du conseil italien Silvio Berlusconi remportant de loin ce concours de servilité politique.
C’est dire combien M. Khodorkovski s’est mépris sur les Occidentaux. Mais ces derniers aussi se trompent sur son compte. Malgré son air d’homme d’affaires globalisé, il est bien resté russe. En construisant son empire, son but principal n’était pas d’engranger les millions : il s’agissait d’un jeu, à une échelle sans précédent, où l’on risque sa vie et celle des autres, et qui ouvre in fine les portes du Kremlin et de la Maison Blanche. Autant les « nouveaux russes » excellent dans l’accumulation, autant ils s’intéressent peu à la gestion, qu’ils abandonnent volontiers à des spécialistes étrangers. « A quoi bon avoir des millions de dollars si c’est pour travailler seize heures par jour, alors que je peux me payer les meilleurs gestionnaires du monde », déclarait l’un d’eux. Si, comme le déclare M. Alexeï Koudrine, la Russie est libérée des oligarchies, la question « pour faire quoi ? » attend toujours une réponse.
La société civile émergente sort affaiblie de cette affaire. La presse s’est montrée aussi mélodramatique que l’on pouvait s’y attendre (« Staline revient »), alors que les chaînes de télévision, désormais contrôlées par le pouvoir, faisaient preuve d’une discrétion suspecte. Manifestement, le pouvoir n’a pas voulu faire un martyr de M. Khodorkovski et lui attirer ainsi la sympathie des Russes.
Quant aux organisations non gouvernementales, nombre d’entre elles se sont discréditées en soutenant sans nuances les oligarques pour la deuxième fois - au nom de la liberté de la presse en 2000, du libéralisme démocratique en 2003. Ainsi la directrice du groupe Helsinki de Moscou voit-elle en M. Khodorkovski un « prisonnier politique de notre temps (6) ». Il est vrai que de nombreuses ONG russes dépendent de fonds venus de l’étrangers ou des oligarques.
La population, elle, est restée jusqu’ici à l’écart : fin octobre, 19 % des Russes n’avaient jamais entendu parler de l’affaire, et 15 % s’estimaient incapables de formuler une opinion. Un quart considéraient que le procureur général avait agi de sa propre initiative ; 70 % avaient une opinion défavorable des oligarques, mais 49 % pensaient qu’une révision des privatisations serait néfaste au pays (7). Ces contradictions empêchent les partis d’instrumentaliser la crise en vue des élections.
En fait, le citoyen moyen ne s’y connaît guère en matière de gouvernance et de mondialisation. Lorsqu’une société étrangère achète une entreprise, il grogne, mais concède que l’important est d’avoir un emploi et un salaire régulier. Dans le même temps, il garde un attachement viscéral aux ressources naturelles du pays, considérées comme propriété collective. Ce qu’il retient de l’affaire Ioukos, c’est que l’oligarque inculpé va quand même jouir de son bien mal acquis. « Quand la Russie a privatisé, c’était dans l’idée que la propriété privée serait plus efficace que la propriété d’Etat. Pas pour que la propriété puisse être vendue aux Etats-Unis et que M. Khodorkovski empoche les bénéfices », résume l’analyste politique Sergueï Markov (8).
Seul un président suicidaire n’aurait pas réagi. Mais M. Poutine l’a fait dans un flou inquiétant. Encore actuellement, il est impossible de savoir s’il a pris l’initiative de la manoeuvre ou s’il s’est contenté de laisser le procureur général lâcher ses chiens. Le comportement des enquêteurs aurait dû être stigmatisé, voire puni - ce n’est pas le cas. Le cabinet a réagi en ordre dispersé, et M. Poutine a, cette fois, totalement manqué de talent de communicateur. Selon les investisseurs qu’il a rencontrés le 30 octobre, il parie que, si cette affaire peut nuire à court terme, à long terme elle lui permettra de rétablir la suprématie de la loi.
Le président a gagné ce premier round et a scindé l’élite économico-financière du pays, mais, dans la gestion de ce succès, il pourrait être son meilleur ennemi. Comment savoir s’il n’a pas présumé de ses forces ? Au stade actuel, le cauchemar serait un président non pas trop fort, mais trop faible.
Si les « anciens » s’agitent, à l’instar de M. Boris Berezovski à Londres, parmi les « nouveaux », les siloviki occupent une place disproportionnée dans les rouages du pouvoir et préfèrent la force au dialogue. Encore ne faut-il pas exagérer leur cohésion. Ces hommes proviennent de milieux traditionnellement opposés, comme le ministère de l’intérieur, les forces armées, les services de renseignements. Qui plus est, les oligarques avaient aussi puisé dans leurs rangs pour recruter des gardes du corps afin d’assurer leur protection ainsi que des services « analytiques » pour compromettre leurs rivaux - ils avaient aussi acheté (ou intimidé) des juges et des policiers.
Jusqu’à présent, le remodelage de l’administration présidentielle va dans le bon sens. Pour l’avenir, le « vieux sage de la politique russe », M. Evgeni Primakov, a proposé un plan de réconciliation entre les oligarques et l’Etat, fondé sur une contribution accrue des premiers au Trésor public, en échange de la renonciation du second à toute révision des privatisations. En cas de prise de contrôle par des étrangers, il faut s’assurer que l’argent obtenu ne sera pas transféré à l’étranger, mais investi dans l’économie nationale (9).
Il a fallu un mandat à M. Poutine pour construire sa propre base, réduire le chaos hérité de son prédécesseur et se débarrasser de la « famille ». Son second lui permettra de tester sa capacité à imposer sa propre ligne - s’il en a une. Victorieux, il le sera s’il impose l’Etat contre les oligarques, permet l’accès à la propriété de plus larges couches de la population et pave la route à un successeur à même de pousser plus loin les réformes. S’il devait être défait par les oligarques, son nouveau mandat déboucherait sur une période de stagnation et annoncerait une transition difficile pour son successeur.
Nina Bachkatov
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Jeunesse communiste soviétique.(2)
Cf. Financial Times, Londres, 3 octobre 2003.
(3) Kommersant Daily, Moscou, 3 novembre.
(4) Alexei Pankine, Moscow Times, Moscou, 4 novembre.
(5) International Herald Tribune, Paris, 5 novembre.
(6) Radio Echo Moscou, 28 octobre.
(7) Izvestia, Moscou, 30 octobre.(8) Moscow Times, 17 octobre.
(9) Argumenty i fakty, Moscou, n° 43.
Le Monde Diplomatique, Décembre 2003