L'arrestation du milliardaire du pétrole Khodorkovski dessert plus le président russe à l'étranger que dans son pays, où une majorité de la population le soutient. Mais elle est révélatrice de l'ambiguïté de sa politique, naviguant entre libéraux et partisans d'un Etat fortC'est une haute bâtisse dans le nord-est de Moscou, non loin des quais de la rivière Yaouza, recouverts par la neige. La façade décatie garde les écailles d'un enduit jaune antérieur à la révolution d'Octobre. On y lit une inscription: «Ministère de la Justice, centre d'études.» Des barreaux quadrillent les fenêtres, les plus basses murées de briques. Sur l'une des portes métalliques, dévorée par la rouille, une série d'affichettes à moitié arrachées indique des numéros de téléphone d'avocats. Un projecteur est braqué sur l'autre, plus récente, qui s'ouvre soudain pour laisser passer un véhicule massif à l'inimitable facture soviétique, surnommé «avtozak» - un transport de prisonniers. On est à la prison Matrosskaia Tichina, où «étudie» depuis son arrestation, le 25 octobre, l'homme le plus riche du pays, Mikhaïl Khodorkovski, 40 ans, ex-patron du groupe pétrolier Ioukos, célébré ces dernières années de par le monde comme la compagnie la mieux gérée et la plus transparente de Russie. Singulière prime à l'excellence capitaliste. En préventive jusqu'au 30 décembre - mesure qui pourrait être reconduite jusqu'à la fin de l'instruction - le milliardaire partage une cellule de l'Unité spéciale d'isolation n° 4 avec deux codétenus.
A quelque distance, dans l'unité n° 1, notoirement plus encombrée, se trouve son plus proche associé, Platon Lebedev, président de la banque Menatep et actionnaire de Ioukos. Peu après l'incarcération de ce dernier, le 2 juillet 2003, un expert financier russe estimait alors inconcevable que Khodorkovski subisse le même sort: «Ce serait un véritable tremblement de terre!» Ancien de l'administration présidentielle sous Boris Eltsine et porte-parole du gouvernement jusqu'à l'été dernier, Alexeï Voline confirme aujourd'hui le diagnostic: «Cette arrestation est un fait scandaleux, incompatible avec les règles en vigueur dans le monde civilisé. Elle coûtera cher à l'image du pays. Non que Khodorkovski soit un prix de vertu. Il a profité comme ses pairs des privatisations et du vide juridique des années 1990. Mais il était conscient, et quelques autres avec lui, que le business russe doit se conformer aux normes internationales s'il veut attirer les investissements étrangers.»
Un retour à la «justice soviétique» La mise sous séquestre d'environ 40% des actions du pétrolier douche les marchés et milieux d'affaires, relançant les incertitudes sur les droits de propriété. Le département d'Etat américain s'émeut, d'autant qu'ExxonMobil et ChevronTexaco étaient en pourparlers avec Ioukos. A Rome, lors du sommet Union européenne-Russie, Silvio Berlusconi prend bruyamment la défense de Vladimir Poutine, tant à propos de Ioukos que de la Tchétchénie, s'attirant un désaveu cinglant de Bruxelles. «Poutine n'a même pas compris la honte de recevoir le soutien d'un tel personnage», relève Lilia Chevtsova, directrice de recherche à l'Institut Carnegie de Moscou. Quant à Jacques Chirac, qui va jusqu'à raccompagner son homologue russe à Orly, il a «terriblement déçu», confie un intellectuel moscovite: «Faut-il qu'il haïsse les Etats-Unis pour se montrer aussi complaisant avec Poutine!»
Accusé d'«escroquerie à grande échelle» et d'évasion fiscale, Khodorkovski risque dix ans sous les verrous. Trop peu au gré du procureur général adjoint, Vladimir Kolesnikov, qui s'est plaint ouvertement de ne pouvoir mettre le prévenu à l'ombre plus longtemps. Sans attendre le jugement, ce magistrat se prononce déjà pour la culpabilité. Le barreau de Moscou s'est aussitôt élevé contre un retour à la «justice soviétique», contre les violations des droits de la défense - interrogatoire des avocats par le parquet, perquisitions dans les bureaux de l'un d'entre eux, fouille de maître Olga Artioukhova par les gardiens de la prison, au sortir d'une visite à son client...
Le patron de Ioukos, qui a démissionné de la direction de son groupe début novembre, «aurait pu quitter le pays, confie un journaliste trop bien informé pour publier ce qu'il sait. Le Kremlin l'aurait laissé partir, solution commode pour neutraliser les ambitions politiques qu'on lui prête. Et ce en échange, disons, de 1 milliard de dollars, le montant du préjudice qui lui est aujourd'hui reproché. L'un de nos milliardaires bien en cour, Vladimir Yevtouchenkov [patron du holding industriel et financier Sistema], a servi d'intermédiaire. Mais Khodorkovski a rejeté la transaction».
«En Russie, on n'aime pas les gens riches»Le magnat de Ioukos est-il puni pour avoir osé rompre le pacte de non-ingérence en politique dicté par le Kremlin aux oligarques en 2000? On voit mal en quoi le financement qu'il accordait à deux formations minoritaires, l'Union des forces de droite (SPS) et Iabloko, le parti de Grigori Iavlinski, pouvait en quoi que ce soit gêner le pouvoir lors des élections législatives du 7 décembre prochain. Au reste, il ne s'agit pas d'opposants radicaux.
Le mois dernier, la radio Ekho de Moscou, très écoutée par les milieux libéraux et, paraît-il, par le chef de l'Etat, a lancé un sondage auprès de ses auditeurs: si l'élection présidentielle avait lieu demain, qui choisiriez-vous, Poutine ou Khodorkovski? Ce dernier l'a emporté haut la main, avec 75% des suffrages exprimés par téléphone et 87% par Internet. Mais l'audience particulière d'Ekho n'est pas représentative de l'ensemble du pays. Si le pouvoir a renoncé à prendre le contrôle de cette antenne, «c'est que nous lui sommes inutiles dans le système médiatique de reproduction des zombies», lance l'un de ses chroniqueurs. Selon l'institut de sondages indépendant VTSIOM-A, créé par Iouri Levada après la reprise en main officielle de son ancien institut, les deux tiers des Moscovites sont persuadés que les poursuites contre Khodorkovski sont politiques.
A la mi-novembre, signe du gouffre qui sépare la capitale de l'ensemble du pays, 82% des Russes disent avoir une opinion favorable de Vladimir Poutine. Un rating comme on dit ici, notion distincte de la popularité, en progression de 9 points depuis l'arrestation du milliardaire. «En Russie, on n'aime pas les gens riches et ceux qui ont pillé le pays», constate Levada. Quant aux intentions de vote dont bénéficie le chef de l'Etat, en prévision de la présidentielle de mars prochain, «elles atteignent 52%, tout au plus 55%». C'est assez pour lui assurer la victoire d'autant qu'il n'a aucun rival sérieux. «En apparence, l'affaire Ioukos renforce Poutine, avance Levada, mais elle l'enferme dans une impasse dont il lui sera difficile de sortir.»
En attendant, certains zélotes du régime soupçonnaient Khodorkovski de convoiter la présidence. D'un revers de main, Alexeï Voline balaie ces fantasmes: «Ça n'a aucun sens. Riche, intelligent et juif, Khodorkovski n'a pas la moindre chance de se hisser à la tête de l'Etat.» Voilà qui a le mérite d'être clair. Pour autant, s'il faut en croire nombre d'observateurs, le prisonnier de Matrosskaia Tichina n'a d'autre issue, désormais, que d'être candidat en mars 2004. Tant qu'il n'est pas jugé, la loi russe l'y autorise. A charge pour lui et ses avocats de retarder l'échéance. S'il parvient à faire enregistrer sa candidature, il obtient aussitôt l'immunité.
«La stabilité du régime Poutine n'est qu'un trompe-l'oeil» Il y a six mois encore, n'était l'impasse en Tchétchénie, Vladimir Poutine pouvait se prévaloir d'avoir accompli, pour une part, son programme de «redressement national» - servi à plus d'un titre par les circonstances. «Sa politique étrangère a été une réussite incontestable, souligne le chercheur français Georges Sokoloff, conseiller scientifique au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (1). Il a joué au mieux une main qui ne lui donnait guère d'atouts. Sans doute est-elle devenue meilleure avec les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, mais il a su en tirer le meilleur parti pour les intérêts de la Russie.»
Soutenues par les prix du pétrole et le retour de la croissance, «les finances publiques ont été bien gérées par Mikhaïl Kassianov, chef du gouvernement, et par son adjoint Alexeï Koudrine. Les réformes structurelles - code foncier, accession à la propriété, lois antiblanchiment - sont à porter au crédit du chef de l'Etat. Quant à la stabilité intérieure, elle a été obtenue par la mise au pas des relais de pouvoir dont se servait Boris Eltsine, parlementaires, gouverneurs, oligarques, susceptibles de devenir des contre-pouvoirs».
Une fois les chaînes de télévision d'audience nationale happées dans l'orbite du Kremlin, la presse neutralisée, le huis clos bouclé en Tchétchénie, Vladimir Poutine pouvait se considérer comme le maître incontesté du pays. Las! le bel édifice s'est brusquement lézardé. «La stabilité du régime Poutine n'est qu'un trompe-l'oeil», constate Marie Mendras, chargée de recherches au CNRS.
Moscou bruit des échos d'une conjuration des siloviki, ces cadres à épaulettes issus des services de sécurité, du FSB et de l'ancien KGB, à l'égal de Vladimir Poutine, ou encore des «ministères de force» (Défense, Intérieur...), qui infestent aujourd'hui l'appareil d'Etat. Partisans d'un capitalisme militaire, ces «revanchards», tels que les baptise Olga Krychtanovskaia, chercheuse à l'Institut de sociologie de l'Académie des sciences, voudraient obtenir un «nouveau partage de la propriété» de façon à replacer sous le contrôle d'Etat les ressources privatisées par les oligarques. «Ils estiment que si l'Etat est fort, ils retrouveront le statut privilégié dont ils bénéficiaient à l'époque soviétique. La plupart y attachent plus de prix qu'à un enrichissement personnel, sans compter que certains poursuivent également des gains matériels.» Dans l'entourage de Poutine figure un groupe concurrent, les «libéraux», partisans de la «démocratie dirigée» et du redressement national par l'économie. Vladimir Poutine a tenté de faire «la synthèse entre ces deux courants, constate Georges Sokoloff, entre le dynamisme et les concessions au passéisme national patriotique. Il est partagé entre ce qu'il est et ce qu'il a été». Aux yeux d'Olga Krychtanovskaia, le président est le chef des siloviki. Il a la même mentalité, mais «sa marge de manœuvre est réduite. Il doit tenir compte des facteurs intérieurs et extérieurs, ce que les siloviki comprennent difficilement. Ils soupçonnent le chef de l'Etat de leur jeter Ioukos en pâture, alors qu'ils veulent des actions d'envergure contre la corruption». Au cours de ses recherches, la sociologue a découvert l'existence d'un «plan d'action très rigide contre le grand business» qui consisterait à sélectionner des compagnies d'orientation nationale qui garderaient leurs biens - par opposition aux «cosmopolites», qui chercheraient à s'ouvrir aux capitaux étrangers. «Ce plan existe, mais cela ne signifie pas que le président va l'adopter. Il est sous la pression, mais les réactions à l'offensive contre Ioukos en Russie et à l'étranger ont de quoi le faire réfléchir.»
Une animosité personnelleEn toute logique, Khodorkovski et son groupe se trouvaient en priorité dans la ligne de mire. En passe de devenir après sa fusion avec Sibneft, la compagnie de Roman Abramovitch, le sixième pétrolier mondial, Ioukos défiait le Kremlin par sa puissance. Le 19 février 2003, lors d'une rencontre du président avec l'Union des industriels et des entrepreneurs - surnommée «le syndicat des oligarques» - un accrochage violent oppose Poutine au magnat. Ce dernier critique sèchement les conditions peu transparentes qui ont permis à la firme d'Etat Rosneft d'acquérir un gisement. Le chef de l'Etat riposte aussitôt en incriminant la privatisation de Ioukos. Les hostilités étaient déclarées. «L'essentiel du litige est que Khodorkovski s'est mis à définir la politique pétrolière russe, explique Sokoloff. Il voulait imposer le tracé d'un oléoduc vers la Chine, Angarsk-Daqing, plutôt que vers Nakhodka, le choix du Kremlin... Qui plus est, quand un groupe privé manipule l'équivalent de 50% du budget de l'Etat, on s'attend dans n'importe quel pays à ce qu'il vienne au moins consulter les autorités avant d'agir.»
L'animosité personnelle qu'entretenait Poutine à l'égard de l'homme d'affaires - qui non seulement lui tenait tête, mais se présentait en polo à la présidence - s'est très vite étalée sur la place publique. Désormais, le pouvoir «semble déterminé à aller jusqu'au bout , avance un consultant. Non pas pour détruire Ioukos, m'a-t-on confié dans l'entourage présidentiel, mais pour faire payer Khodorkovski, ses actionnaires et associés. Leonid Nevzlin a choisi l'exil, d'autres ont été radiés des listes électorales ou se débattent avec le parquet. Dernier développement, l'offensive s'étend à Sibneft, le groupe financier et industriel Alfa est inquiété et «personne n'est à l'abri de quoi que ce soit», prédit Alexeï Voline. En attendant, l'entrée de British Petroleum dans le capital de TNK, troisième pétrolier russe - opération qui aura coûté plus de 6 milliards de dollars à la firme britannique - risque fort de rester sans lendemain. Poutine ne serait guère favorable à l'entrée en force des capitaux étrangers dans l'industrie stratégique des ressources naturelles. Le ministre de l'Intérieur, Boris Gryzlov, codirigeant de Russie unie, la coalition qui porte les couleurs du Kremlin aux législatives, affirme que ces richesses appartiennent «au peuple russe, et non pas à une corporation ou à des individus. En aucun cas ils ne peuvent privatiser nos profits». Ancien du KGB, Sergueï Ivanov, ministre de la Défense, appelle au renforcement du contrôle de l'Etat sur le secteur pétrolier. Pris entre deux feux, Vladimir Poutine va répétant qu'il n'est pas question d'exproprier ou de renationaliser. Mais, tous les samedis, il reçoit ses fidèles, soit Sergueï Ivanov, Nikolaï Patrouchev, patron du FSB, Dimitri Medvedev, nouveau chef de l'administration présidentielle - depuis la démission d'Alexandre Volochine, l'un des proches de Boris Eltsine, au lendemain de l'arrestation de Khodorkovski. Parmi les habitués de ce cercle restreint, on compterait aussi Vladimir Litvinenko, directeur de l'Institut des mines à Saint-Pétersbourg, un ami de longue date du chef de l'Etat. «C'est le cercle le plus secret du pouvoir», commente un journaliste.
Depuis le début de l'offensive sur Ioukos en juillet, la fuite des capitaux s'est amplifiée. Elle pourrait atteindre quelque 13 milliards de dollars au second semestre 2003, annonce Oleg Viougine, vice-président de la Banque centrale de Russie, alors que les entrées nettes étaient supérieures aux sorties dans les six premiers mois de l'année, phénomène sans précédent depuis la chute de l'URSS. Mais, contrairement aux «libéraux» du pouvoir, les «revanchards» n'en ont cure, pas plus que de l'effondrement de la Bourse après l'arrestation du magnat du pétrole. «Ça n'a aucune importance, observait alors Sergueï Choïgou, ministre des Situations d'urgence et codirigeant de Russie unie. Avons-nous moins de pétrole ou de terres?»
Un pouvoir dont la société est exclueDe quel côté balance aujourd'hui Vladimir Poutine? On s'étonne parfois que le regard des spécialistes occidentaux sur la Russie soit plus positif et moins alarmiste que celui de leurs homologues russes: «A l'étranger, on apprécie les réformes par rapport à la situation soviétique, constate Lilia Chevtsova. Nous, qui en ressentons les effets dans notre vie quotidienne, nous les apprécions par rapport à ce qui aurait dû être fait.» Désormais, toutes les interrogations se portent sur le second mandat du président - et le dernier selon la Constitution... La Russie n'est ni une démocratie, ni un Etat de droit, ni un régime policier, mais la dérive autoritaire s'accroît. «On ne sait pas si c'est le début ou la fin de la nuit ou encore l'entrée dans la longue nuit polaire», lance l'économiste Irina Iassina, actuellement directrice de la fondation Otkrytaia Rossia, qui se consacre à la formation de la société civile dans les régions. Grâce en partie aux dons des actionnaires de Ioukos, 10 000 adolescents ont appris le fonctionnement des élections libres, le sens d'une campagne, la séparation des pouvoirs, le rôle des institutions, l'Etat de droit... «Poutine a ouvert la boîte de Pandore et personne ne sait quand elle va se refermer.»
Depuis des siècles, la Russie reste tributaire d'un système de reproduction du pouvoir dont la société demeure exclue. «Après la chute du communisme, observe Lilia Chevtsova, politologue très influente, on a instauré une nouvelle pratique dans la logique de l'ancienne tradition: le dauphin est nommé, puis légitimé par les urnes. Autrement dit, le sommet du pouvoir se choisit un héritier pour garder le pouvoir. Mis en place selon cette logique, Poutine devra lui-même désigner son successeur pour garantir la pérennité du groupe d'intérêts qu'il représente.» A moins qu'il ne soit désigné lui-même comme responsable de tous les échecs et de toutes les fautes, à commencer par la guerre en Tchétchénie - que l'opinion cherche aujourd'hui à oublier. «Le drame du dirigeant, c'est qu'il risque d'être à son tour piégé, ajoute Lilia Chevtsova. Poutine est à la fois l'instrument, l'otage et le chef de l'équipe qui l'entoure. Gorbatchev et Eltsine ont eu le courage de ne pas se conformer au système. Mais ce que vient de faire Poutine avant les législatives prouve que sa seule obsession est de se maintenir. Khodorkovski était le messager. On l'a tué. Pour sortir du système, il nous faudrait un homme d'Etat.»
Un soir de novembre, à Dom Kino, où l'on rendait hommage à Galina Starovoïtova, députée de Saint-Pétersbourg assassinée il y a cinq ans, l'académicien Iouri Ryzhov, ancien ambassadeur en France, a eu ce mot: «Je ne sais pas où nous allons, mais je suis sûr que nous arriverons les premiers, car personne d'autre ne va dans la même direction.»
de notre envoyée spécial Sylvaine Pasquier, avec Alla Chevelkina
L'Express, le 27.11.2003