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15.8.03

LEPOINT : La guerre aux oligarques

La toute-puissance de ces grands patrons agace Poutine. Pour le Kremlin, tous les moyens sont bons pour mettre à terre ces « brigands » de la Russie qui dominent l'économie depuis l'ère eltsinienne

Sophie Lambroschini (à Moscou)

Escroquerie, évasion fiscale, assassinats commandités : le géant pétrolier Ioukos, et à travers lui son patron, l'homme le plus riche de Russie, Mikhaïl Khodorkovski, sont mitraillés par les accusations du procureur général de Russie. Le groupe Ioukos aurait-il été rattrapé par son passé sulfureux ? Après tout, Khodorkovski figurait en tête de liste des « oligarques » eltsiniens, ces « barons crapuleux » à la russe qui, il y a quelques années encore, régnaient sans foi ni loi. Plus simplement, l'offensive judiciaire contre Ioukos marque un tournant dans la lutte sans merci que se livrent le Kremlin et les oligarques. Ioukos et son patron devenaient trop puissants.

« Khodorkovski ne pliera pas », chuchote-t-on chez Ioukos. Au siège moscovite, l'atmosphère est tendue. Il suffit d'un coup d'oeil dans le hall d'entrée pour s'en convaincre. Une affiche à dominante rouge et noir attire le regard. « Le procureur général détruit l'économie », peut-on lire sous la caricature reprenant le style grossier de la propagande soviétique : une lourde silhouette rouge munie d'un gourdin écrase sous ses bottes les usines aux cheminées encore fumantes... Depuis un mois, le procureur général de Russie, Vladimir Oustinov, sort de ses tiroirs des enquêtes criminelles. D'abord, le chef du service de sécurité de Ioukos est emprisonné pour un double meurtre. Ensuite, le 2 juillet, Platon Lebedev, le financier du groupe Menatep, actionnaire principal de Ioukos, est amené à Lefortovo, la prison du Service fédéral de sécurité (FSB). On l'accuse d'avoir escroqué l'Etat de centaines de millions de dollars lors de la privatisation d'un fabricant d'engrais, Apatit, en 1994.

Plus dramatique, le parquet évoque quatre autres assassinats impliquant des associés de Ioukos. Le 29 juillet, un tribunal moscovite a aussi refusé de libérer Lebedev sous caution. Dernier rebondissement, le procureur général vient d'ouvrir une huitième investigation contre Ioukos, signe que le conflit n'est pas en voie d'apaisement. A la suite d'une plainte de la société pétrolière d'Etat Rosneft, le parquet examine les conditions de l'acquisition par Ioukos d'un exploitant des champs pétrolifères prometteurs en Sibérie. Du coup, une version officieuse de l'affaire, très répandue à Moscou, prend corps : Ioukos serait la cible d'un clan du Kremlin issu des services de sécurité, les « siloviki ».

« Monsieur 2 % »
La mise au pas de Khodorkovski, qui affiche des idées libérales, traduirait la volonté de ce clan de reprendre en main l'économie. Les siloviki - partisans du « plus d'Etat » - sont en concurrence avec le clan de la famille Eltsine. Allié traditionnel des oligarques, le clan Eltsine a été discrédité par des rumeurs de corruption impliquant l'actuel Premier ministre, Mikhaïl Kassianov, surnommé « Monsieur 2 % » à cause des pots-de-vins qu'il aurait empochés. Après avoir mis le grappin sur les dernières télés « indépendantes », les siloviki voudraient maintenant tirer davantage les ficelles de la vie politique et économique russe. Ce qui fait de Khodorkovski un ennemi potentiel : trop riche, il est trop indépendant et donc trop puissant. A quoi l'intéressé, interrogé par Business Week, rétorque : « Si on continue à chasser les riches et à les expulser hors du pays, nous allons revenir à notre caverne primitive. »

Au passage, l'offensive du Kremlin contre Ioukos remet en question le statu quo imposé par Poutine lors d'une réunion avec les oligarques il y a trois ans : s'ils cessaient de se mêler de politique, leurs fortunes industrielles aux origines souvent illégales ne seraient plus contestées. Les patrons russes s'étaient alors vite rendus à la raison du Kremlin. Khodorkovski, pour sa part, approuvait le compromis, comme il l'expliquait il y a un an au Point (n° 1550) : « L'assurance que les privatisations ne sont pas remises en question donne le signal qu'on peut se développer, que [Poutine] se dirige vers une économie de marché. »

Problème : ne pas marcher sur les plates-bandes du Kremlin est un engagement pas toujours facile à respecter. Car, s'ils ne dictent plus les textes des oukases présidentiels comme au temps d'Eltsine, les grands groupes ne se privent pas de faire pression à la Douma et dans les régions, où leur pouvoir est souvent disproportionné. D'autant qu'avec le temps banquiers et pétroliers, en se diversifiant, ont accru leur poids économique. Au total, huit groupes contrôleraient 85 % de la richesse privée du pays. Vladimir Potanine, le patron de Norilsk Nickel, s'est lancé dans l'agriculture. Piotr Aven, le banquier du groupe Alfa, investit dans le pétrole. Sa société TNK vient de conclure une alliance stratégique avec BP pour 6 milliards de dollars, l'entreprise commune étant enregistrée dans les îles Vierges britanniques... Oleg Deripaska, le roi de l'aluminium, a racheté un des plus gros producteurs automobiles, GAZ. Roman Abramovitch, patron du pétrolier Sibneft et gouverneur de la région des Tchouktches sur le détroit de Béring, vient de s'offrir le club de foot de Chelsea. Un caprice qui aurait irrité les siloviki, frustrés de voir partir l'argent russe à l'étranger... Il faut dire qu'Abramovitch a les moyens : pour le seul premier semestre de l'année il s'est distribué un dividende de 1 milliard de dollars !

Jusqu'ici, les autres oligarques se sont bien gardés de prendre la défense de Ioukos. Ils se souviennent du sort de Boris Berezovski et Vladimir Goussinsky, qui, au début de l'ère Poutine, ont dû prendre le chemin de l'exil. D'autant que chaque oligarque a quelque chose à se reprocher. Certains, comme Deripaska et Abramovitch, craignent d'être les prochains sur la liste. La presse russe prétend qu'Abramovitch cherche à vendre toutes ses participations pour échapper à des poursuites judiciaires.

Le cas Ioukos, il est vrai, est vraiment à part. Jusque-là, Khodorkovski jouait plutôt les premiers de la classe. Les prix élevés du pétrole et la restructuration radicale de son groupe ont fait exploser ses profits. Khodorkovski prêche la « transparence financière », ouvre ses livres de comptes aux auditeurs étrangers, rend publics sa fortune et l'actionnariat de Ioukos. Comme pour mieux conjurer la crise d'août 1988, marquée par la faillite de la banque Menatep, de triste mémoire pour nombre de petits déposants ruinés. Pour Poutine, qui s'égosille à convaincre que la Russie des brigands et de l'arbitraire n'est plus, Khodorkovski était devenu une sorte de porte-drapeau. Qui plus est, le patron de Ioukos s'est imposé comme le « monsieur Pétrole » de la Russie dans tous les forums internationaux. Passionné et volontiers visionnaire, il parle d'un marché de l'or noir régi non par l'Opep, mais par une alliance entre la Russie et les Etats-Unis. Les pétroliers américains, séduits, lui achètent même un supertanker par mois.

5 % du PIB russe
A l'adresse de ses concitoyens aussi, Khodorkovski essaie de redorer l'image des oligarques en se lançant dans la bienfaisance à grande échelle : 50 millions de dollars par an. « Je veux juste aider à développer ce pays, pour mes enfants. Je ne veux pas qu'ils me disent : c'est bien d'être millionnaire, mais on va vivre où ? Aux Bahamas ? »

Des discours à la frontière du politique qui font que l'on prête à son auteur des desseins présidentiels que l'intéressé nie en bloc. Il semble pourtant que Khodorkovski a été mis en joue pour avoir financé des formations d'opposition pro-occidentales et libérales, l'Union des forces de droite et Iabloko, qui peineront pourtant à dépasser les 5 % nécessaires pour entrer à la Douma... L'un des actionnaires de Ioukos soutient même les communistes. « Tout cela est contraire à l'esprit du compromis avec Poutine », s'offusquent les médias favorables au Kremlin. « Tout le financement des partis politiques par le grand business en Russie est préalablement approuvé par le Kremlin », réplique Hugo Erikksen, le porte-parole de Khodorkovski.

A croire, alors, que Ioukos est tout simplement victime de son propre succès. A lui seul, le groupe représente 5 % du PIB russe et contribue pour 10 % au budget de la fédération. En fusionnant, comme cela était prévu, avec Sibneft, la société pétrolière de Roman Abramovitch, Ioukos deviendrait encore plus incontournable. Si l'opération Ioukos-Sibneft se fait, cela donnerait en effet naissance à la plus grosse entreprise russe, avec une capitalisation de l'ordre de 35 milliards de dollars. Mais le ministère russe antimonopole n'a pas encore donné son feu vert... Et l'on dit qu'Abramovitch pourrait être la prochaine victime du procureur général.

Hasard ? Une mystérieuse note publiée sur l'Internet, annonçant un coup d'Etat des oligarques, aurait atterri sur les bureaux du Kremlin. Les auteurs de la note, après avoir qualifié la stratégie des oligarques d'« antinationale », épinglent tout particulièrement deux projets : la fusion Ioukos-Sibneft et la fusion de BP-Russie avec TNK. Le message : les oligarques sont trop puissants, ils menacent l'ordre établi. L'apparition de multinationales russes inquiéterait le pouvoir. Khodorkovski et Abramovitch, notamment, passent pour des « arrogants ». Les siloviki leur reproche de n'avoir pas été associés d'assez près à leurs projets.

Bien installés à Moscou dans le sillage de leur ancien collègue Vladimir Poutine, les hommes du FSB et de son ancêtre le KGB ont eu tout loisir de s'installer à des postes clés. Olga Kryshtanovskaya, sociologue spécialisée dans l'étude des élites, estime que, dans la population de hauts fonctionnaires et de politiciens, un sur quatre est issu des milieux militaires ou du renseignement. Sous Eltsine, le rapport était de un à dix.

Depuis l'élection de Poutine en 2000, les siloviki ont réussi à apprivoiser les régions, les médias, les partis. Ils exercent aussi une emprise sur l'économie, avec notamment le géant Gazprom, tout acquis au Kremlin. Mais certains mastodontes, comme Ioukos, échappent à leur contrôle. Jusqu'où ira leur offensive ?

Une offensive qui d'ores et déjà coûte cher au pays. La Bourse de Moscou a dégringolé de 15 % en juillet, le cours de Ioukos s'effrite, les réserves de change de la Banque centrale diminuent. On parle de fuites de capitaux... « L'ambiance est pourrie, constate Igor Iourgens, vice-président de l'Union des industriels et des entrepreneurs. Je reçois déjà des coups de fil d'entrepreneurs dans les régions qui redoutent un effet boule de neige. »

Dommage, car l'économie russe semblait sortir la tête de l'eau, avec une croissance supérieure à 5 % cette année, des investissements en hausse (11,5 %), une consommation soutenue (7,5 %), un début de diversification et l'apparition d'une épargne nationale. « Le pire pour le pays serait que l'affaire Ioukos fournisse un prétexte au Kremlin pour revenir sur les privatisations. Ce serait la panique générale », prévient Ksenia Ioudaieva, docteur en économie. Pour l'heure, en tout cas, le gouvernement est partagé. Le Premier ministre, Mikhaïl Kassianov, considéré comme un ennemi des siloviki, dément tout projet de retour en arrière et joue l'apaisement dans l'affaire Ioukos. Tout au contraire, Alexandre Braverman, vice-ministre des Privatisations, met de l'huile sur le feu.

L'opinion, elle, selon un sondage récent, souhaite aux trois quarts que l'on revienne sur les privatisations. A cinq mois des élections législatives - elles seront suivies en mars de la présidentielle -, « châtier les oligarques » devient un slogan racoleur pour récupérer quelques-uns des 25 % d'électeurs communistes !

La Douma, plus que la chambre d'enregistrement souvent évoquée, reste un terrain d'affrontement entre clans et groupes financiers ou industriels pour faire passer des législations favorables à leurs intérêts. Même si le parti du Kremlin, Russie unifiée, domine la scène politique, et que l'électorat communiste est stable, « Ioukos-Sibneft pourrait devenir une compagnie suffisamment puissante pour "s'assurer les voix" d'une partie de la nouvelle Douma sur des projets de lois clés », avoue un responsable chez Ioukos.

On comprend, dans ces conditions, qu'une nouvelle donne de l'économie russe ne serait pas pour déplaire à l'élite politique poutinienne. Le chef des services secrets, Nikolaï Patrouchev, ne vient-il pas d'exiger que « les questions relatives à la privatisation industrielle, en particulier du secteur de la défense, relèvent du FSB » ? Aucun doute, constate l'éditorialiste économique Ioulia Latynina, « les services de sécurité veulent aussi leur part du gâteau ». Le risque, c'est que ces bureaucrates - les « burnessmenn » comme on les appelle - s'imposent face aux oligarques. Le grand pari de Poutine de légaliser le fonctionnement de l'économie russe serait alors sérieusement ébranlé
Publié à 20:59 Edit
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L'arrestation du PDG de la compagnie pétrolière russe YUKOS Mikhail Khodorkovsky marque un tournant important dans l'histoire de la Russie contemporaine. Incarcéré le 25 octobre 2003, il a été condamné à l'issue d'un procès inquisitorial à huit ans de camp de travail.



M. Khodorkovsky durant son procès


Son directeur financier, Platon Lebedev, a reçu la même peine. La dureté de ce traitement, disproportionnée par rapport aux faits qui leur sont reprochés, laisse supposer des motifs politiques dans l'affaire YUKOS : Mikhail Khodorkovsky est en effet connu pour ses convictions libérales et pour le soutien financier qu'il a apporté aux partis d'opposition lors des dernières élections.
Parallèlement, la compagnie YUKOS dont il était également le principal actionnaire a été soumise à des redressements fiscaux successifs toujours plus exorbitants, qui ont servi de prétexte à confiscation de la plupart des actifs de la société.
Pour tenter de pallier un certain déficit d'information en langue française, je me propose de donner - dans la mesure de mon temps disponible - une couverture au jour le jour de ce qui est perçu en Russie comme "le procès du siècle".

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Sur le procès et l'affaire Yukos

Patrick Klugman : En défense de Mikhail Khodorkovski

André Gluksmann : Mikhail Khodorkovski prisonnier de la verticale du pouvoir

Film BBC "Russian Godfathers 2: The Prisoner" (Youtube, en 6 parties)

Rapport d'experts étrangers sur le déroulement du procès (eng, .pdf, 81 KB)

Analyse des accusations par les avocats de la défense (eng, .pdf, 153 KB)

Sur Mikhail Khodorkovsky

"Le roi du pétrôle piégé par ses ambitions", Hélène Depic-Popovic, Libération, 27.10.2003

"La mutation d'un oligarque", Nathalie Nougayrède, Le Monde, 21.11.2003

"A falling Tsar", Chrystia Freeland, The Financial Times, 01.11. 03 (eng)

"Yukos, a Case Study" by Konstantin Korotov, Stanislav Shekshnia, Elizabeth Florent-Treacy and Manfred Kets de Vries, (eng, .pdf, 589 KB)

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